Par : Kamel Zaiem

Les sondages d’opinions se suivent et se ressemblent en Tunisie. Aussi bien pour Sigma Conseil que pour Emrhod Consulting, le constat est quasiment le même : les Tunisiens sont presque tous pessimistes pour l’avenir de leur pays (90% au mois de mai 2021).

Peut-il en être autrement lorsqu’on parcourt les tableaux, les chiffres, les estimations et les détails d’un budget qui fait, à la fois, rire et pleurer.

Comment ne pas être pessimiste lorsqu’on jette les yeux sur un rapport  Réalisé à partir des données du dernier recensement général de la population et de l’habitat de 2014 et de l’enquête nationale sur le budget, la consommation et le niveau de vie des ménages de 2015. Un rapport, qui présente le taux de pauvreté dans les 264 délégations du pays. Eh oui,  attachez vos ceintures pour découvrir ces détails tout en sachant que ces chiffres, aussi effrayants soient-ils, se sont beaucoup aggravés durant les six dernières années.

 Dix ans après le soulèvement populaire contre la marginalisation et la pauvreté (alors que l’économie tunisienne se portait beaucoup mieux que maintenant) et après trois doubles scrutins démocratiques et neuf gouvernements, le Nord-Ouest et le Centre-Ouest continuent d’être les régions les plus pauvres, les plus déshéritées, comme avant 2011.  Le gouvernorat de Kasserine (Centre-Ouest) est le plus pauvre d’entre tous (taux de pauvreté 53,5% à la délégation de Hassi Frid), suivi de celui du Kef (Nord-Ouest) puis de Kairouan (Centre). Tout y manque : l’emploi, l’eau potable, l’école, la santé, l’électricité, les routes. Et depuis une décennie, il faut rajouter l’insécurité et le terrorisme qui nichent dans les montagnes qui plombent le Nord et le Centre Ouest.

Un déséquilibre flagrant

Paradoxalement, ces régions ne sont pas les moins nanties en ressources naturelles, ni humaines. Au contraire. Le Nord-Ouest (Béja, Jendouba, le Kef), la région la plus pluvieuse, abrite le grenier de la Tunisie, son château d’eau, les denses forêts, la riche biodiversité, outre les eaux thermales favorables au développement du tourisme de montagne et un littoral marin aux grands atouts touristiques, à proximité de terres arables. Tout ce qu’il faut pour en faire des régions où il fait bon vivre. Le Centre-Ouest, quant à lui,  est le bassin des ressources énergétiques et minières et il s’y développe également une agriculture variée et abondante. Les produits du terroir sont très prisés, appréciés à l’échelle nationale. Des projets de développement régional et industriel y ont été réalisés par le passé, mais ils se sont avérés insuffisants, en l’absence d’une vision stratégique de développement global et inclusif pour toutes les régions. A la recherche d’un emploi et/ou d’une formation, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, ont opté pour l’exode vers les grandes agglomérations du littoral et vers le Grand-Tunis. Au fil des ans, les régions de l’Ouest se sont vidées et se sont davantage appauvries. Quand ils ont les moyens, leurs propres habitants vont investir ailleurs, au Nord-Est et sur la côte Est. Depuis 2011, l’instabilité sécuritaire et politique a accentué l’exode et la pauvreté s’est propagée dans toutes les régions et les villes. Il serait intéressant aujourd’hui pour les statisticiens d’étudier l’évolution de la pauvreté au sein des grandes agglomérations et dans les régions qui étaient plus riches avant 2011.


Et quel jasmin !

Après la « révolution dite de jasmin», la Tunisie est plus pauvre, plus meurtrie, plus pessimiste. Ce sont les indicateurs économiques, les tensions sociales et les sondages d’opinion qui le disent. Le soulèvement populaire de 2011 contre la marginalisation et la pauvreté n’a pas atteint les objectifs affichés. Dix ans après, ni développement économique, ni progrès social, ni affranchissement des nombreuses tares reprochées à l’ancien régime, telles que la corruption, l’évasion fiscale, le népotisme. Les Tunisiens ont même eu droit à pire : la découverte de l’horreur du terrorisme et des visages de ses bourreaux et de ses défenseurs. Les priorités ont été bouleversées et le citoyen lambda se demande s’il faut placer en première ligne le chômage et le pouvoir d’achat ou la sécurité des personnes et des frontières ?

Un tableau plus que sombre

Le nombre croissant des candidats, de tout âge et des deux sexes, à l’émigration clandestine et au départ des cerveaux, fuyant vers des horizons plus prometteurs en dit long sur le réveil brutal des Tunisiens d’une chimère appelée Révolution de la dignité. Pour ceux qui restent au pays, ce n’est guère mieux. Progression du chômage, chute du pouvoir d’achat, dégradation de la qualité de vie et de l’éducation, de l’enseignement et de la formation,  régression de l’activité économique, Etat déficitaire et excessivement endetté. Toutes les entreprises publiques et privées, les institutions de tout bord, les salariés, les retraités sont en difficulté et lancent des cris de détresse. Rien ne va plus dans le pays du jasmin, sauf pour tout ce qui est illégal : l’économie informelle (entre 38% et 54% du PIB, contre 28% en 2010), la contrebande et le blanchiment d’argent qui connaissent leurs plus beaux jours, et l’insécurité. On est dans la république de la débrouille. Outre les saisies quotidiennes de marchandises de la contrebande, opérées par les services de la Douane des frontières aériennes, maritimes et terrestres,  un simple regard autour de soi permet de se rendre compte qu’au cours des dernières années, des Tunisiens se sont outrageusement enrichis, au moment où l’Etat a perdu toutes ses ressources et qu’il est surendetté et que d’autres Tunisiens se sont considérablement appauvris.  La classe moyenne a quasiment disparu.

C’est la réalité d’aujourd’hui et elle explique le désarroi et le pessimisme des Tunisiens quant à l’avenir de leur pays. Pour le moment, on ne voit rien venir à l’horizon pour changer cette amère vérité. Doit-on, tout de même, faire preuve d’optimisme pour pouvoir résister et entrevoir des réactions pour inverser la tendance ? Nous l’espérons bien, même si le découragement plombe les pieds.

K.Z.