manifestation en Tunisie

Par Soufiane Ben Farhat

Les manifestations grandioses, ce dimanche 3 octobre un peu partout dans différentes régions de la République, interpellent. En effet, elles ne sont guère encadrées par quelque parti ou même un service d’ordre. Elles résultent d’appels citoyens, par moments en faveur du président Kaïs Saïed, mais surtout contre Ennahdha et ses alliés. Très peu de partis politiques, par ailleurs minoritaires ou inconsistants, s’y sont joints.

Ghannouchi et Ennahdha en point de mire

La palme d’or du refus et de l’opprobre populaires dans ces différentes manifestations, qui semblent recueillir jusqu’ici des dizaines de milliers de personnes, concerne le parti Ennahdha et son président Rached Ghannouchi. En fait, ce dernier a été qualifié de massacreur et de tueur. Le slogan est désormais classique et historique, reconnu même par les enfants. A Monastir, les manifestants ont jeté un cercueil symbolique d’Ennahdha à la mer. Juste en face de la demeure du leader et président Habib Bourguiba. Ironie du sort et grimace de l’Histoire.

Rached Ghannouchi particulièrement haï

En même temps, un peu partout, les manifestants ont exprimé leur volonté de faire dissoudre le Parlement. Partout, c’est le même slogan. Étrangement. Manifestement, c’est un sentiment largement diffus et partagé. Telle une irrépressible lame de fond.

Griefs et triste bilan

Pourtant, Ennahdha et ses satellites étaient en quelque sorte avertis, depuis des mois. En fait, l’ire populaire à leur encontre est notoire. Elle est proportionnelle aux échecs politique, économique, social et sécuritaire des dix dernières années. C’est à dire depuis la révolution de 2011.

Ayant chapeauté les différents gouvernements, Ennahdha est responsabilisée. Ses chefs et séides endossent les crimes et tares survenus. En effet, les griefs sont légion, outre la paupérisation accrue et le doublement du chômage. Parmi eux, il y a bien évidemment le laxisme à l’endroit du terrorisme voire son entretien en sous-mains. Sans parler de l’embrigadement et de l’exfiltration de milliers de jeunes tunisiens vers les foyers du terrorisme en Syrie, Irak, Libye et ailleurs. En passant par le pillage et le détournement des deniers publics et l’insoutenable endettement du pays devenu improductif et exsangue.

Transfert de sacralité

Ici et ailleurs, les gens expriment un ras-le-bol. A leurs yeux, le fleuve de la révolution fait l’objet d’un détournement. Au profit des bureaucrates, pillards, corrompus de tout poil et de tout bord. Autant, il y a dix ans, les partis politiques recueillaient l’adhésion, autant ils cristallisent aujourd’hui le refus viscéral et catégorique.

Il y a une espèce de transfert de sacralité en cours. En 2011, l’Etat et ses institutions dépérissaient dans le registre de l’adhésion populaire. Les partis avaient pris le relais. Ils ont essaimé depuis, au point d’en avoir désormais 228. Aujourd’hui, il y a comme un besoin d’Etat souverain contre les partis, synonymes aux yeux de tous de corrompus, et contre leurs représentants élus.

Tous y passent

En fait, le discrédit frappe indistinctement les partis de droite, d’extrême droite et même de gauche. Précisément de cette gauche timorée qui fait le lit de l’extrême droite sous couvert de droitdelhommisme béat, de compromission intéressée et de niaiserie falote. Cela explique d’ailleurs que la tentation populiste soit au rendez-vous.

Cela n’est pas sans rappeler le diagnostic de Patrick García en France dans un ouvrage célèbre il y a trente ans. A l’en croire, la classe politique française n’en finit pas d’osciller entre le dépérissement permanent et la débilité caractérisée : « La variante dure communiste a été exécutée et recouverte de chaux vive, la variante molle socialiste se trouve en phase terminale dans un service de soins palliatifs ». En face, la droite se caractérise par un « dénuement intellectuel » dramatique.

Les tentations

Certes, les confrontations d’idées se font au mieux dans des enceintes parlementaires, associatives et de la société civile. Dans des approches artistiques, intellectuelles et éditoriales aussi. Mais là, on en appelle à la rue dans un mécanisme quasi-inévitable d’action-réaction. Une manière de tenter le diable qui sommeille en profondeur auprès des couches les plus terre-à-terre de surcroît. Ennahdha et ses alliés avaient ouvert le bal la semaine dernière. Une déferlante humaine leur a répondu ce dimanche.

Evidemment, il y a risques et périls. Chauffer les passions à blanc pourrait tragiquement en coûter à tous. C’est pourquoi le processus gagnerait à être remis dans l’arène des institutions et des élections. Revenir comme avant ? Nul ne saurait y souscrire. Finalement, cela équivaudrait à réitérer la tragédie. Plutôt, on gagnerait à réformer préalablement et en profondeur les lois qui régissent la vie politique, les partis et leur financement, les élections et leur contrôle, les médias, les sondages d’opinion. 

Entretemps, les partis en rupture de légitimité et de crédibilité gagneraient à mûrir le froid et lucide constat de Jean Jaurès jadis en France lorsqu’il avait écrit : «Les rois reviendront, ils ne seront que des fantômes.»

S.B.F