Par Soufiane Ben Farhat

N’en déplaise aux experts en droit constitutionnel qui essaiment désormais sur les plateaux, la crise en Tunisie est avant tout, et en dernière instance, politique. En effet, ce ne sont guère les subtilités d’interprétation de la norme juridique qui en viendront à bout. Certes, elles peuvent éclairer, mais elles ne sauraient tout résumer.

En fait, l’ambivalence de la Constitution de 2014, ses imprécisions et ses contradictions ont concouru à faire mûrir la crise. Elles l’ont même couvée des années durant.

Méfiance constitutionnelle

Beaucoup de Tunisiens ont une mauvaise mémoire. Autrement, elle s’avère sélective, à la carte en quelque sorte. Ainsi est-il besoin de la rafraîchir de temps en temps. En effet, on assiste depuis quelques jours à une âpre joute entre deux positions tranchées et irréconciliables. La première sacralise la Constitution de 2014 à outrance. Quant à la seconde, elle déprécie cette même Loi fondamentale à souhait.

Grosso modo, la première position est l’apanage du grand perdant en la matière, le parti Ennahdha et ses satellites et pare-chocs. En revanche, les partisans du président de la République, M. Kaïs Saïed, se rangent sous l’autre bannière. En fait, dans les deux cas de figure, on est dans l’outrance, fut-elle justifiée aux yeux de ses partisans respectifs.

Disons-le sans détours. La Constitution de 2014 a façonné les rapports entre le président de la République, le Parlement et le gouvernement sur la base de la méfiance institutionnalisée . Chacun de ces trois pouvoirs est une espèce de pôle autonome muni de prérogatives de neutralisation élastique des autres pouvoirs.

Rapports en dents de scie

Depuis son entrée en vigueur, la Constitution de 2014 a enfanté des crises sporadiques ou pérennes. Un duel à trois le Parlement, le gouvernement et la présidence de la République. En effet, tous les chefs de gouvernement ont eu maille à partir avec le président de République et l’Assemblée parlementaire, séparément ou en tirs groupés.

Tel fut le cas des deux gouvernements successifs de Habib Essid, des trois gouvernements de Youssef Chahed, du gouvernement d’Elyes Fakhfakh ou de celui de Hichem Mechichi.

Curieusement, les différends et bras de fer sont encore plus patents quand les protagonistes sont du même bord. Tel fut le cas des gouvernements de Habib Essid et de Youssef Chahed avec le président Béja Caïd Essebsi, du gouvernement d’Elyes Fakhfakh avec la majorité parlementaire, du gouvernement de Hichem Mechichi avec le président Kaïs Saïed ou des rapports de ce dernier avec le Parlement.

La guerre de tous contre tous

En vérité, c’est la curée. Permanente et généralisée de surcroît. En plus, et en l’absence de la Cour constitutionnelle, le président Kaïs Saïed s’est retrouvé, de fait, le seul habilité à interpréter la Constitution. Et dire qu’Ennahdha avait tout fait pour paralyser la mise en place de la Cour constitutionnelle. Ironie du sort, quand tu nous tiens ! Évidemment, cela se fait jusqu’ici sous la forme de la guerre de tous contre tous.

Aujourd’hui, le débat s’en retrouve tronqué. Il est davantage dans le passionnel catégorique que dans le raisonné consenti. Ainsi, les partisans du Parlement gelé par Kaïs Saïed crient-ils au loup. En revanche, leurs adversaires pointent du doigt un système mafieux et pourri qui a achevé de mettre le pays à genoux une décennie durant.

La méfiance érigée en système

Et puis tous ces postulats trompeurs, toutes ces envolées lyriques. Le problème est dans la Constitution, qui a enfanté une espèce d’équilibre catastrophique permanent.

Les Tunisiens, broyés par le système, manifestent leur colère

Au début, il y a un mensonge fondateur. En effet, on veut faire croire que cette Constitution a été écrite avec le sang des martyrs de la révolution de 2011. Hélas, il n’en est rien. Elle synthétise on ne peut mieux les calculs étroits et de boutiquiers, les faux consensus, la volonté inavouée d’accaparer le pouvoir à perpétuelle demeure. Son intitulé frise par moments l’intérêt supérieur. Mais ses motifs demeurent la pérennisation des partis, plus particulièrement ceux tenant le haut du pavé à l’issue des élections de l’Assemblée constituante en 2011.

A cette fin, la méfiance entre les trois présidences officie comme système normatif consacré par la Constitution. Suffit-il que les rapports de force électoraux changent, l’édifice précaire vacille.

Oiseau rare ou fossoyeur ?

Finalement, le blocage actuel résulte d’un conflit ouvert et larvé entre Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha et du Parlement d’un côté, Kaïs Saïed, président de la République, de l’autre. Le premier a cru en l’éternité de sa mainmise ainsi que celle de son parti sur les destinées du pays. Pourtant, la misère économique et sociale, conjuguée à l’usure du pouvoir ont tôt fait d’entamer profondément la légitimité somme toute incongrue et relative qu’ils ont acquise aux lendemains immédiats de la révolution.

Entre les élections de 2011 et celles de 2019, Ennahdha avait perdu plus d’un million d’électeurs. Pourtant, elle a continué à sévir, chapeautant et manipulant les différents gouvernements et gangrénant tous les rouages de l’Etat et de l’administration. Seul élu au suffrage universel direct, Kaïs Saïed a fait une irruption remarquable sur l’échiquier, en 1919, totalisant près de trois millions de voix tandis qu’Ennahdha caracolait à seulement 434 mille voix !

Paradoxalement, Rached Ghannouchi avait déclaré en toute suffisance que Kaïs Saïed était l’oiseau rare tant recherché par Ennahdha. Entendre l’homme manipulable et corvéable à merci, une espèce d’homme de paille ou de pantin en quelque sorte.

On connaît la suite. Ennahdha agonise ces jours-ci. Kaïs Saïed est son principal fossoyeur…

S.B.F