Un 10è anniversaire au goût amer. L’étincelle partie le 17 décembre 2010 de l’allumette du jeune marchand ambulant dans la ville déshéritée de Sidi Bouzid  s’est éteinte après avoir consumé des autocraties dans six pays arabes. En Egypte, au Yémen, au Bahreïn, en Libye et en Syrie. Les fleurs de la démocratie ont fané avant même d’avoir eu le temps d’éclore. L’énorme bulle d’espoir qui s’est formée dans cette aire géographique s’étendant des rivages de l’Océan atlantique aux côtes du Golfe persique s’est rapidement dégonflée. Ce que les médias occidentaux ont hâtivement baptisé le «printemps arabe» s’est transformé, en deux temps trois mouvements, en un glacial hiver islamiste. Ses partisans se sont glissés par la fente des urnes pour préparer le règne des imams.

 Après avoir miroité le faux exemple turc où «islam et démocratie barbotent en harmonie dans le bain de la prospérité économique» selon les termes régulièrement pérorés par  le chef historique du mouvement islamiste Ennahda, Rached Ghannouchi, ils ont tenté d’imposer, précipitamment et sans ménagement, leur modèle de société et de bâillonner des libertés encore au berceau. C’était du pain béni pour les militaires égyptiens qui ont reconquis le pouvoir dans le sang et mené tout le monde à la baguette.

En Syrie et au Bahreïn, les régimes autoritaires ont repris la main. La Libye et le Yémen ont sombré dans des guerres civiles à rallonge.

Apprivoiser le loup islamiste

Ce reflux démocratique était une véritable douche froide pour une certaine intelligentsia occidentale naïve qui croyait que la démocratisation du monde arabe s’effectuera en un claquement de doigts. Mais il y a une exception : la petite Tunisie reste l’unique arbre encore debout dans une forêt arabe entièrement dévastée.

Au lieu de chasser manu militari le loup islamiste du pouvoir, l’opposition séculaire tunisienne a tenté de l’apprivoiser et de l’affaiblir, avec le concours d’une société civile bouillonnante et entreprenante à souhait. Intégré dans le jeu politique, le mouvement d’inspiration islamiste Ennahdha a procédé à une sorte d’aggiornamento. Son congrès tenu en 2016 a acté la «séparation entre le politique et le religieux». Même si nombre d’analystes pensent que cette mue annoncée en grande pompe s’apparente plus à un ravalement de façade qu’à une véritable métamorphose, le parti islamiste a vu, en dix ans, son réservoir électoral s’étioler à chaque échéance : 1, 5 million de voix en 2011, 900.000 en 2014 et 500.000 en 2019. Il demeure cependant la première force au Parlement, avec 52 sièges auxquels il faudrait ajouter 21 autres glanés par la coalition Al-Karama, une formation ultraconservatrice souvent qualifiée d’appendice d’Ennahdha.

Regain de nostalgie pour l’ordre d’antan

Quoi qu’il en soit, la Tunisie poursuit aujourd’hui sa transition politique, en s’appuyant sur une Constitution qui consacre non seulement les principes démocratiques mais aussi la liberté de conscience et la parité homme-femme. Mais cette transition demeure fragile. Car si le chantier démocratique a bien avancé, les Tunisiens n’ont pas encore récolté les dividendes économiques et sociales de la révolution.  Ils sont 67 % à estimer que la situation actuelle est pire qu’en 2010,  85 % à penser que la révolution a eu un impact négatif sur la situation économique du pays et à peine 50% à considérer que la liberté d’expression est un acquis, selon un sondage publié le 17 décembre dernier par le cabinet Sigma conseil en partenariat avec la Fondation allemande Konrad Adenauer. 

Le taux de chômage a atteint 16,2%, avec un pic de 30% chez les diplômés. Le taux de pauvreté à grimpé à 21%, et la fracture entre les régions intérieures démunies et le littoral relativement prospère reste béante. De quoi redonner de l’appétit aux caciques de l’ancien régime et aux islamistes radicaux. La crise économique, qui s’est aggravée ces derniers mois avec la pandémie de la Covid-19, a déjà relancé le débat sur la suprématie des droits économiques, sur les droits politiques que Ben Ali mettait en avant pour justifier le despotisme. Un regain de nostalgie pour l’ordre d’antan est également perceptible et la petite musique nostalgique du «C’était mieux sous Ben Ali» est de plus en plus audible dans la rue, les médias et même dans l’hémicycle du Bardo, épicentre du pouvoir.  Et c’est bien là le danger !  

Walid Ben Chedly