Par Soufiane Ben Farhat
Les sommes nulles s’additionnent pour enfanter toujours zéro. En fait, la Tunisie le ressent d’une manière on ne pleut plus fantasque depuis le 25 juillet dernier. Le président Kaïs Saïed avait alors recouru à l’article 80 de la Constitution portant la mise en branle des mesures exceptionnelles. Coup sur coup, il avait démis le chef du gouvernement, gelé les prérogatives du Parlement et annoncé l’imminente nomination d’un nouveau chef de gouvernement. Sur les vingt-huit ministres qui étaient en exercice, dix seulement sont encore opérationnels, dont six intérimaires. Bien pis, l’un d’entre eux se contente de bayer aux corneilles, étant en charge des relations avec le Parlement.
Hâtez-vous lentement !
En vérité, les Tunisiens avaient applaudi le coup de force présidentiel. Et, surtout, espéré. En effet, la situation était devenue intenable, voire même irrespirable. Toutefois, cinquante jours après l’exaltation initiale, l’euphorie est battue en brèche. C’est que les désillusions s’amoncellent dans un irrépressible effet boule de neige.
Les protagonistes n’ont qu’un mot à la bouche, la feuille de route que devrait annoncer le président de la République, solennellement. Or, il semble qu’il n’y ait jusqu’ici ni feuille ni route. Juste une très vaste salle d’attente, aux dimensions du pays et où l’on fait du surplace. Quant au nouveau chef du gouvernement et de son équipe, on attend toujours la fumée blanche.
Côté palais de Carthage, le mot d’ordre semble bien : « Hâtez-vous lentement ». En attendant Godot en d’autres termes. On attend le fameux instant (allahdha) tant annoncé, et il semble camper les précieux sinon jouer à cache-cache.
Alors le plus vieux média du monde, la rumeur, reprend du service. Si ce ne sont pas les supputations, ce sont les conjectures qui sévissent. Ou la propagande de mauvais aloi. Ou les trois. Des ombres et des spectres passent par-delà les portes coulissantes de la peur entretenue et des cauchemars annoncés. Chacun y va de sa sinistre partition. Et les réseaux sociaux, Facebook en prime, en sont les lieux de prédilection.
Les démons du citoyen lambda
Le Tunisien moyen attend, lui aussi. Même si au bout du compte, il n’en a cure. C’est qu’il est aux prises avec ses vieux démons. Cherté de la vie, chômage massif, insécurité, angoisse du lendemain. Il court, il court, il court deux fois plus vite pour être toujours à la même place, au bord du gouffre.
Et puis il y a la rentrée scolaire, avec ses coûts effroyables. L’intersaison agricole aussi qui, les spéculateurs et accapareurs aidant, fait davantage flamber les prix des denrées alimentaires déjà insoutenables. Et les factures, et les dettes, et les exaspérants embouteillages pour corser davantage le topo de la sinistrose ambiante.
Kaïs Saïed souffle le chaud et le froid
Visiblement, Kaïs Saïed n’aime guère les partis de la place. En fait, ils se haïssent eux-mêmes. Si tant est qu’il s’agisse de partis, étant la plupart logés à l’enseigne des coteries et des mini-formations par accident, complaisance ou fantaisies grimées en engagement politique et citoyen. Le locataire du palais de Carthage n’aime guère aussi le Parlement. En vérité, ce dernier a fini par se définir comme assemblée de la haine, des invectives et des coups bas. Le tout pour des considérations plutôt crapuleuses, qui n’ont rien à voir avec la politique et sa haute voltige. A telle enseigne que la lie des Tunisiens y a élu demeure. Cela va des repris de justice et analphabètes aux magouilleurs et apôtres du terrorisme.
Toutefois, les états d’âme même du président de la République ne sauraient résumer la politique. Raison pour laquelle il importe avant tout de nommer un chef du gouvernement. Les indicateurs économiques et sociaux virent au rouge vif, au fil des jours. L’Etat marche sur des béquilles. Les périls sont imminents.
Contre-offensive
En politique, comme en stratégie, il n’y a pas pire que les vaines attentes. Les batailles foudroyantes se gagnent très tôt. Le doute ou le désespoir des troupes fait le lit des peurs cruelles. Dès lors, le retournement de la situation s’opère plus facilement. En fait, le camp des perdants et des blessés du 25 juillet a trouvé assez de temps pour relever la tête. Maintenant, il s’avise de passer à la contre-offensive. Et c’est de bonne guerre.
Même si ce camp avance épars et clairsemé. En effet, les parlementaires désœuvrés se retournent les uns contre les autres. Bien que gelés, ils font circuler depuis peu une motion de retrait de confiance du président du Parlement et de sa vice-présidente, Rached Ghannouchi et Samira Chaouachi.
D’autres en appellent à manifester publiquement contre ce qu’ils appellent le coup d’Etat de Kaïs Saïed. Des représentants de la société civile s’insurgent contre les atteintes aux libertés depuis la mise en œuvre des mesures exceptionnelles. Qu’il s’agisse des assignations à résidence forcée ou des interdictions de voyage pour ne parler que de çà, cela soulève de sérieuses peurs et interrogations sur le respect des libertés.
Certes, le président de la République a réitéré ses assurances à ce propos. Mais il y a l’épreuve des faits. Et les faits sont têtus.
Au fil des jours, Kaïs Saïed donne l’impression de perdre la main. Toutefois, suffit-il qu’il nomme un chef de gouvernement et annonce clairement l’agenda institutionnel et constitutionnel des jours à venir pour qu’il se repositionne à son aise.
Il ressasse à longueur d’entrevues qu’il n’y aura point de retour en arrière. Peut-être bien. Mais à la position point mort personne n’avance.
S.B.F