Par Soufiane Ben Farhat

Trente jours seraient-ils suffisants pour sceller un destin ? Le coup de force constitutionnel du président Kaïs Saïed amorcé dimanche 25 juillet en fin de soirée n’a pas encore livré tous ses secrets. Ce 29 juillet 2021, un décret présidentiel publié au Journal officiel stipule le gel de toutes les prérogatives du Parlement. Il est rétroactif, prenant effet dès le 25 juillet. Le même jour, un autre décret présidentiel porte nomination de M. Ridha Gharsellaoui en sa qualité de chargé du ministère de l’Intérieur.

Le nouveau ministre chargé de l’Intérieur prêtant serment ce 29 juillet devant Kaïs Saïed

En fait, les carottes sont cuites. En effet, jusqu’ici, trois faits sont patents. Premièrement, le gouvernement Mechichi a été démis manu-militari. En second lieu, le Parlement a été gelé et ne fonctionne plus. Enfin, le président de la République se retrouve seul maître à bord avec, entre les mains, tous les rênes du pouvoir. Désormais, il légifère par décrets-lois.

Ennahdha et ses satellites crient au loup. Au besoin, ils rameutent toute la meute de la confrérie des Frères musulmans partout dans le monde. A les en croire, Kaïs Saïed aurait fomenté un véritable coup d’Etat. En revanche, Kaïs Saïed et ses séides parlent d’un simple exercice de prérogatives constitutionnelles (le fameux article 80 de la Constitution).

Ce dernier est explicite : « En cas de péril imminent menaçant la Nation ou la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures requises par ces circonstances exceptionnelles »…

Deux atouts

En fait, le président Kaïs Saïed a deux atouts en mains. D’un côté, le soutien des citoyens qui, à en croire certains instituts spécialisés, atteint bien les 87% de Tunisiens. Le front intérieur se consolide par les positions complaisantes des principales organisations de masse et de la société civile. Toutefois, ces dernières réclament des garanties quant à la durée de la période d’exception et quant au respect des libertés fondamentales par le président de la République.

Manifestations de soutien à Kaïs Saïed

D’un autre côté, l’initiative de Kaïs Saïed bénéficie d’une certaine mansuétude des principaux États qui pèsent dans la communauté internationale. En effet, seule la Turquie d’Erdogan ouvertement intégriste et à laquelle Ennahdha est inféodée, s’est prononcée ouvertement contre le coup de force de Kaïs Saïed. Washington, Paris, Rome, les États du Maghreb ou ceux du Golfe acquiescent ou campent le wait and see prudent.

Incantations de l’ingérence étrangère

Entretemps, le parti Ennahdha et ses affidés font tout pour en appeler à l’interventionnisme étranger contre la Tunisie. Un des membres en vue du bureau politique d’Ennahdha, le dénommé Radwan Masmoudi organise une véritable campagne de discrédit de Kaïs Saïed et de la Tunisie. En fait, il appelle tout bonnement les Américains à suspendre les livraisons de vaccins anti-Covid à la Tunisie. Il le crie même sur les toits d’une manière on ne peut plus éhontée.

Autrement, c’est les alliés d’Ennahdha qui s’en chargent. Sale besogne pour sale besogne. En effet, dans une vidéo diffusée hier, le député en état de fuite et qui vit dans la clandestinité depuis des mois Rached Khiari appelle les ambassadeurs de France, d’Amérique, d’Allemagne et de Turquie à interférer en sa faveur en Tunisie.

Autant d’attitudes qui suscitent le saint courroux, sinon l’incommensurable dégoût des Tunisiens.

En attendant le nouveau gouvernement

Passée l’euphorie, l’amère réalité se profile. La Tunisie vit actuellement une des pires périodes de son histoire moderne. En effet, la pandémie du coronavirus en rajoute à une situation économique et sociale désastreuse. Exsangues et n’en pouvant plus guère, les Tunisiens désespèrent. Et les peuples désespérés deviennent particulièrement sévères.

En vérité, le président de la République a annoncé l’imminente nomination d’un nouveau chef de gouvernement. Celui-ci l’assistera dans la gestion du pouvoir exécutif que, désormais, il est le seul à régenter.

C’est dire si les attentes sont pesantes et les spéculations vont bon train. Mais ce n’en est pas moins une sérieuse gageure. En effet, le nouveau premier ministre (un statut en deçà de celui de chef du gouvernement tel que prévu par la Constitution) devra affronter de plein fouet les immenses défis d’une situation économique et sociale pour le moins catastrophique. Et cette fois le président Kaïs Saïed est dans l’interface, lui aussi. Il a pris l’initiative et il s’expose dès lors, à ses risques et périls.

Par ailleurs, il ne faut guère oublier que Kaïs Saïed a désigné les deux derniers chefs de gouvernement (Elyès Fakhfakh et Hichem Mechichi) dont les bilans sont catastrophiques et qui sont sortis par la petite porte.

Deux parcours parallèles

Le nouveau chef du gouvernement et son staff n’auront pas la lourde responsabilité de demander l’investiture du Parlement. Pourtant, ce fut le cas pour les douze gouvernements formés ou remaniés après la révolution de 2011. Ainsi le gouvernement aura-t-il les coudées franches dès le départ. Mais ce n’en est pas moins une lourde responsabilité. Désormais, les Tunisiens sont plus exigeants qu’avant et peu enclins à avaler les grosses couleuvres.

Une fois le gouvernement mis en place, il faudra bien veiller à suivre à la lettre les stipulations de l’article 80 de la Constitution. En effet, le processus mis en place au forceps le 25 juillet 2021 devra prendre fin au plus tard le 24 août. Le Parlement gelé devra reprendre ses plénières et exercer ses prérogatives. Outre la législation, celles-ci englobent le contrôle du gouvernement.

Le provisoire qui dure ?

Cependant, l’article 80 de la Constitution évoque expressément l’éventuelle prorogation des mesures exceptionnelles qu’il édicte. Ainsi stipule-t-il : « A tout moment, trente jours après l’entrée en vigueur de ces mesures, et à la demande du président de l’Assemblée des représentants du peuple ou de trente membres de ladite Assemblée, la Cour constitutionnelle est saisie en vue de vérifier si la situation exceptionnelle persiste. La décision de la Cour est prononcée publiquement dans un délai ne dépassant pas quinze jours.

Ces mesures cessent d’avoir effet dès que prennent fin les circonstances qui les ont engendrées. Le président de la République adresse un message au peuple à ce sujet. »

Gel des activités et prérogatives du Parlement

Autrement dit, la Cour constitutionnelle n’existant pas encore du fait des partis qui en sont aujourd’hui pénalisés, seul le président de la République est en mesure d’interpréter la Constitution. Son fait s’apparentera dès lors au fait du prince. Et tout porte à croire qu’il usera pleinement des prérogatives que lui confère la situation de fait. D’ailleurs, l’un des décrets d’hier stipule bien le gel des activités de l’Assemblée parlementaire pour un mois renouvelable par décret présidentiel. En d’autres termes, le provisoire pourrait durer longtemps. Ou du moins assez longtemps pour que Kaïs Saïed l’emporte dans la guerre au début larvée et désormais ouverte qui l’oppose à Ennahdha.

Chute et imminente déliquescence

Pourtant, Ennahdha voudrait bien reprendre l’initiative et renverser la vapeur et, au besoin, la table. Mais ce n’est guère garanti. Déjà, les instructions judiciaires ouvertes à son encontre et à l’encontre de ses principaux partis alliés pour financements illicites et de l’étranger la fragilisent. Elle risque de ne plus s’en remettre, des dissensions se faisant déjà lourdement ressentir dans ses rangs et parmi ses dirigeants. Autrement dit, Ennahdha pourrait atteindre le point de non-retour dans sa chute définitive et sa déliquescence à brève échéance.

Ce qui est sûr, c’est que la guerre pour le contrôle de l’armée et surtout du ministère de l’Intérieure a été jusqu’ici remportée par Kaïs Saïed aux dépens des inextricables réseaux d’Ennahdha. Et en Tunisie, qui contrôle la police a la mainmise sur l’Etat et ses rouages. (Nous y reviendrons).

S.B.F