Par: maître Ibrahim Belghith
A en croire les déclarations de l’office tunisien des étrangers[1] les transferts des Tunisiens à l’étranger[2] ont été l’une des deux sources les plus importantes de devises pour la caisse du nouveau régime tunisien, on parle même que le tourisme était l’autre source juteuse de devise à tel points qu’une importante partie de la dette étrangère a pu être couvert.
On ne se hasardera bien sûr pas à essayer d’expliquer cette manne de façon scientifique ou même sociologique ou politique, mais on va avancer quand même quelques éléments de réponse qu’on peut trouver dans le taux de pauvreté et de l’inflation qui ne cessent de grimper, ce qui fait que les familles des émigrés sont plus nécessiteuses donc il est normal que les flux de transferts d’argent soient plus importants, surtout que d’autre part, la valeur du dinar tunisien est à la baisse. Passer les vacances en Tunisie était d’ailleurs plus qu’alléchant pas seulement pour voir la famille et les amis mais aussi bénéficier ou savourer dans un sens la dégradation du dinar et s’offrir un luxe et des loisirs qu’on peine à les avoir dans les pays de résidence.
Bien que le projet de Kais Said auteur du changement inconstitutionnel du 25 juillet 2021[3] est loin d’être clair ,on va chercher à cerner comment ce projet (s’il y en a un) perçoit les binationaux tunisiens.
Analyser le discours de Kais Said serait une mauvaise bonne méthode vu d’une part les contradictions de ces discours et d’autre part l’écart monumentale entre ses déclarations et ses actions ou plutôt réactions voir inaction, d’autant plus qu’il n’a jamais déclarer sa vision à propos des binationaux.
La meilleure piste serait alors les textes de loi et bien que les textes édits par Kais Said sont un miroir plus fiable de sa pensée, vu le processus de leurs élaboration qui se résume à sa seul personne, c’est-à-dire, qu’il conçoit le texte de sa propre initiative et il suffit de le signer sous forme de décret et de le publier au journal officiel pour qu’il ait force de la loi [4]. Les oukases[5] ou les fermanes [6]de Kais Said ,l’un des derniers du genre du 21éme siècle, ne sont contrôlées par aucune institution politique ou judiciaire[7] ce qui fait de ses textes une piste très fiable pour cerner ces pensées ou ses conceptions du moins à l’heure où il a édité le texte.
Il faut dire que malgré la facilité exceptionnelle de légiférer sans passer par aucun parcours ou contrôle institutionnels a priori ,mais aussi a posteriori et malgré la nécessité fatidique des réformes surtout dans les domaines économiques et sociaux, Kais Said ne s’est pas intéressé à ces chantiers pourtant vitaux, il a préféré en fait asseoir son pouvoir et garantir la pérennité de son coup d’état par prendre des mesures et des textes pour grignoter ou détricoter les acquis vulnérables de la révolution de 2011 mais aussi même ceux de l’ère des deux précédentes dictatures.
Les textes portants modifications des élections et des referendums ne se sont pas fait attendre et c’est par cette prisme qu’on tentera de comprendre la considération que porte le nouveau régime (pour ne pas dire le président du régime) sur cette catégorie de citoyens tunisiens que sont les binationaux la couleur est annoncée dans le titre, il n’y a pas photo la discrimination que véhiculent les décrets de Kais Said à la matière est criante.
Il est toujours utile de rappeler que la constitution tunisienne de 2014 n’a pas manquer de garantir les droits électoraux des citoyens dans ce sens l’article 34 alinéa 1 énonce : « Le droit d’élire, de voter et de se porter candidat sont garantis conformément à ce qui est prévu par la loi. » ce que Kais Said a repris dans l’article 39 de sa constitution.
Les conventions internationales des droits de l’homme ratifiés par la Tunisie ont insisté aussi sur ces droits indispensables pour la démocratie et l’état de Droit ainsi l’article 25 du pacte international des droits civiques et politiques dispose :
« Tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune des discriminations visées à l’article 2 et sans restrictions déraisonnables :
a) De prendre part à la direction des affaires publiques, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis ;
b) De voter et d’être élu, au cours d’élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant l’expression libre de la volonté des électeurs ;
c) D’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays. » dans le même sens la charte africaine des droits de l’homme et des peuples énonce dans son article 13 : « 1. Tous les citoyens ont le droit de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis, ce, conformément aux règles édictées par la loi.
2. Tous les citoyens ont également le droit d’accéder aux fonctions publiques de leurs pays.
… ».
Quant à la non-discrimination elle est une idée aussi centrale que la dignité humaine dans les droits de l’homme ainsi à titre d’exemple les articles 1.2 et 26 du pacte international relatif aux droits civiques et politiques et les articles 2 et 3 de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Cette idée est centrale dans tous les instruments relatifs aux droits de l’homme.
Ces normes internationaux et universels étant évoqués, il est opportun de s’attaquer au vif du sujet les binationaux dans la réforme (ou plutôt la déformation) qu’a apporté Kais Said en matière de loi électorale (1) avant d’essayer de répondre au pourquoi ces discrimination et exclusion (2)
- Les modifications de la loi électorale
Les modifications apportées aux textes de loi par Kais Said étaient sur la base de ce qu’il a qualifié d’application de l’article 80 de la constitution de 2014 et le décret n°117 /2021[8]. Ces modifications outre la consécration de la mainmise de Kais Said et de sa propre institution électorale ce qui fausse mortellement le jeu démocratique étaient discriminatoires vis-à-vis des binationaux ce que nous essayons d’étayer à travers ces exemples :
- Le décret présidentiel n°55 du 15sptembre 2022 modifiant la loi organique [9]n°16/2014 portante organisation des élections notamment son article 19 a exclu la catégorie des binationaux tunisiens des citoyens qui ont le droit de se porter candidats dans les élections législatives et ce pour les sièges de l’intérieur autrement dit ils ne sont tunisiens qu’à l’étrangers et ne peuvent jouir du droit de se porter candidat que pour les sièges des Tunisiens à l’étranger même s’ils résident en Tunisie. D’ailleurs cette interdiction d’être candidat pour les sièges du parlement de l’intérieur ou pour les circonscriptions du territoire national touche aussi toute personne qui n’a pas une autre nationalité mais un de ses parents n’est pas tunisien.
- La constitution de Kais Said exclue aussi ces citoyens de ceux qui peuvent se porter candidats au présidentielles on peut lire dans son article 89 alinéa1 : « – La candidature au poste de Président de la République est un droit reconnu à tout tunisien ou tunisienne, qui n’est pas titulaire d’une autre nationalité, né(e) de père et de mère, de grands-pères paternel et maternel tunisiens, demeurés tous de nationalité tunisienne sans discontinuité. »
Non seulement les binationaux qui ne jouissent pas du droit de se porter candidats malgré la nationalité tunisienne mais le texte étend aussi la liste des bannis et discriminés a d’autres catégories comme ceux qui n’ont pas d’autre nationalité que celle tunisienne mais ils sont nés de parents ou de grands-parents paternels ou maternels qui ont une autre nationalité même avec la nationalité tunisienne.
- Le 08 mars 2023 Kais Said met la dernière couche à son projet d’exclusion des binationaux. Il édite le décret n°10 /2023 relatif à l’organisation des élections des conseils locaux et la composition des conseils régionaux et les conseils des districts ,l’article 16 de ce décret énumérant les conditions de candidature au conseil local exclut expressément les binationaux la portée de cette exclusion ne se limite pas au conseil locale puisque on ne peut être candidat au tirage au sort pour être membre au conseil régional que si on est déjà un membre du conseil local[10] et on ne peut être candidat au conseil de district que si on est déjà membre dans le conseil local ou régional [11] et pour être la candidat pour le conseil national des régions et districts il faut être un membre du conseil de région ou des districts [12].
- La discrimination et l’exclusion pourquoi ?
Il est assez clair dans les modifications apportée par Kais Said à la loi électorale que les binationaux sont marginalisés et sont devenu désormais des citoyens de second degrés privés de leurs droits de se porter candidats et se faire élire, donc contribuer à la vie publique de leur pays au sens de l’article 25 du pacte international des droits civiques et politiques et l’article 13 de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples précités. Ces choix sont aussi discriminatoires a l’encontre de cette catégorie de citoyens ce qui viole tous les instruments de droits de l’homme continentaux ou internationaux.
Les interventions de Kais Said par décrets violent bien sur la constitution tunisienne de 2014 notamment les articles 3[13] , 20[14] , 21[15] ,34[16] ,49[17] , 65[18],70[19] ,77[20] ,78[21] ,80[22] ,126[23].
Si les violations de la constitution de 2014 pouvaient paraitre malheureusement logiques puisque Kais Said n’aurait pas pu prendre ses décrets s’il n’a pas trahi son serrement qu’il a prêté au sens de l’article 76 de respecter la constitution 2014, la question se pose alors pour sa constitution.
La constitution de Kais Said[24] ne garantit rien quant au droit de chaque citoyen de se porter candidat aux élections et accéder aux responsabilités publiques sauf ce qui est énoncer à l’article 39 qui garantit les droits d’élections et candidatures pour tout citoyen.
La négation des droits des binationaux à se porter candidats que le régime tunisien en place a manifesté est donc une violation de l’article 39 de la constitution de Kais Said mais aussi de son article 55 qui annonce: « Aucune restriction ne peut être apportée aux droits et libertés garantis par la présente Constitution qu’en vertu d’une loi et pour répondre aux exigences d’un régime démocratique et en vue de sauvegarder les droits d’autrui ou pour répondre aux impératifs de la sûreté publique, de la défense nationale ou de la santé publique. Ces restrictions ne doivent pas porter atteinte à la substance des droits et libertés garantis par la présente Constitution, et elles doivent être justifiées par leurs objectifs et proportionnelles à leurs justifications. Aucune révision ne peut porter atteinte aux acquis en matière des droits de l’Homme et de libertés garantis par la présente Constitution. Les instances juridictionnelles assurent la protection des droits et libertés contre toute atteinte. »
Ni le critère du juste motif ni celui de la nécessité ni d’ailleurs celui de la proportionnalité n’est respecté dans les décrets qui ont modifié les conditions de candidatures nous amène aussi à condamner une violation du droit à la non-discrimination au sens de l’article 23 de la même constitution.
Faute d’instauration de Cour constitutionnelle ces modifications inconstitutionnelles et contraires aux droits de l’homme ne peuvent être contester que devant la Cour Africaine des droits de l’homme et des peuples[25]. Cette Cour a déjà condamné des aberrations similaires dans sa jurisprudence. Dans l’affaire n°62/2019 Sébastien Avagon / république du Benin du 04 décembre 2020 la Cour a considéré la condition de résidence comme condition de candidature est une violation du droit à la non-discrimination. Dans le même sens la cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire n°07/08 Tatazi/ République de Moldavie du27 avril 2010 précisant que tant que la loi de l’Etat concerné n’interdit pas la double nationalité, l’acquisition d’une autre nationalité ne doit pas être une motivation pour la privation du droit de se porter candidat même si l’Etat est multi-ethnique ou qu’il y’a une possibilité qu’il ait un nombre important de binationaux dans l’assemblée législative.
Si le pouvoir en place en Tunisie a fait le choix de violer en gros la constitution qu’il s’est procurée et les conventions internationales garantissant les droits de l’homme c’est qu’a priori il considéré ces binationaux comme danger éminent planant autour de la sacrée sainte souveraineté notion très présente dans la rhétorique présidentielle. Le sacrifice des droits de binationaux s’explique donc par le danger potentiel qu’il représente un binational est ab initio quelqu’un qui n’est pas loyal à la Tunisie et ça va sans dire qu’il est un conspirationniste contre l’intérêt patriotique tunisien (qui n’est que le programme ambigu du président) face à cette logique en s’attendrait a un dispositif procédural qui est à même à éradiquer ce danger existentiel.
L’instance des élections ne dispose d’aucun outil efficace de nature à démasquer ces « intrus » même le gouvernement à notre connaissance n’a pas un registre de binationaux. Les deux moyens qui pourrait garantir « la souveraineté » des instances élues sont subjectifs le premier est la déclaration sur l’honneur faite par le candidat, donc a beau mentir qui vient de loin, et le deuxième moyen c’est les contestations que les autres candidats peuvent formuler contre le candidat binational ce qui est assez aléatoire. L’instance des élections désignée par le président Kais Said vient de publier dans le journal officiel du 20 février 2024 ça décision d’autoriser son administration exécutive de préparer un projet d’une décision amendant son arrêt n°18/2014 du 14 juin 2019 pour le conformer avec la constitution de Kais Said notamment article 89 qui traite des conditions de la nationalité.
Le danger que pourrait amener à en croire la violation des droits de ‘l’homme est disportionnné même par rapport aux procédures supposées protégé les institutions élues ce qui renvoies à la probabilité d’explication populistes c’est-à-dire que ces violations sinuent un certaine rupture avec l’après 2011 ou plusieurs responsables étaient binationaux d’où leurs accusations de trahison ce qui était l’un des alibis pour le changement inconstitutionnel du pouvoir de juillet 2021.
Conclusion
Les modifications de la loi électorale par kais Said concernant les binationaux est aussi inconstitutionnelle du point de vue forme et procédures que du point de vue fond outre l’exclusion et la discrimination infondés, elles reflètent l’arbitraire et l’abus de pouvoir caractérisant l’intervention législative du président de fait même si les idées qu’elles véhiculent font échos d’un certain populisme dont Kais Said ne cesse de faire preuve . Ainsi être binational est une présomption de trahison ,d’incompétence ou de conspiration une composante essentielle du discours mais surtout de la pensée de Kais Said les binationaux sont une menace ou une cinquième colonne que la souveraineté nationale exige son irradiation, de toute façon pour Kais Said ni les droits de l’homme ni les procédures ni la loi ni les conventions ne doivent être une entrave à son projet que tout le monde peine à définir hors des slogans et des déclarations abstraites que ses œuvres ne traduisent en rien si ce n’est le contraire.
Me.Brahim Belghith
[1] Pour les statistiques de 2022 et les premiers trimestres de 2023 on parle même de record dans les médias voir par exemple l’article d’il Bourssa.com du 05/102023 https://www.ilboursa.com/marches/les-transferts-des-tunisiens-a-l-etranger-atteignent-un-record-de-5-7-milliards-de-dinars_42926#:~:text=Sur%20les%20neuf%20premiers%20mois,Centrale%20de%20Tunisie%20(BC
Propos tenu aussi par la ministre des finances devant le parlement lors des débats sur la loi de financesetaient
[2] Ça englobe aussi les Tunisiens résidents à l’étranger pas seulement les binationaux
[3] Bien que la cour constitutionnelle au sens de la constitution de 2014 n’a jamais vu le jour, la cour africaine des droits de l’homme et des peuples a condamné le changement inconstitutionnel de pouvoir manœuvré par Kais Said le 25 juillet 2021. Arrêt n°17/2021 du 22/09/2022 Brahim Belghith / république Tunisienne. Publié sur le site de la cour https://www.ilboursa.com/marches/les-transferts-des-tunisiens-a-l-etranger-atteignent-un-record-de-5-7-milliards-de-dinars_42926#:~:text=Sur%20les%20neuf%20premiers%20mois,Centrale%20de%20Tunisie%20(BC
[4] Ainsi est décidé par l’arrêt présidentiel n°117 /2021 qui érige les décrets et les arrêts présidentiels a un rang supraconstitutionnel d’ailleurs la cour africaine des droits de l’homme et des peuples a ordonné entre autre l’annulation de ce texte.
[5] Un édit promulgué par le tsar devenu le synonyme de décision individuelle et arbitraire dans un sens péjoratif
[6] Un édit promulgué par le sultan Ottman.
[7] Kais Said a déclaré le 25juillet 2021 dans son discours au peuple qu’il présidera le ministère public avant de faire marche arrière le lendemain mais il a mit la magistrature sous son control en éditant le décret n°11/2022 avec lequel il dissout le conseil supérieur de magistrature élu et nomme son conseil provisoire et le décret n° 35/2022 ou il se permet de s’accaparer de la prérogative de limoger les magistrats sont aucune procédures préalables ou respect du principe du contradictoire ou droit de la défense.
[8] La cour africaine a condamné la violation de l’article 80 et ordonner l’annulation du décret 117/2021 dans son arrêt n°17/2021 précité
[9] La pyramide de la hiérarchie des textes de loi est renversée un décret présidentiel peut modifier une loi organique plus grave les textes du président sont supra-constitutionnels
[10] Article 21 du décret n°10 /2023 du 08/03/2023
[11] Article 23 du décret n°10/2023 du 08/03/2023
[12] Article 25 du décret n 10/2023 du 08/03/2023
[13] Portant sur la souveraineté du peuple
[14] Portant sur la suprématie des conventions internationaux sur la loi
[15] Consacrant le principe d’égalité entre citoyens
[16] “1. Les droits d’élire, de voter et de se porter candidat sont garantis Conformément à ce qui est prévu par la loi.. »
[17] Consacrant le principe de proportionnalité pour les restrictions de droits de l’homme
[18] Selon lequel la loi électorale doit prendre la forme d’une loi organique
[19] Qui exclu la matière électorale des décrets présidentiels
[20] Enumérant les prérogatives du président de la République.
[21] Délimitant les objets des décrets présidentiels
[22] Organisant l’état d’exception.
[23] Consacrant notamment l’indépendance de l’institution supérieure indépendante des élections.
[24] Kais Said a rédigé personnellement la dite constitution ce qui est assez rarissime sinon unique dans l’histoire des constitutions au monde et dans l’histoire .
[25] La Tunisie depuis 2017 a accepté la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes a son encontre déposées par les individus au sens des alinéas 6 et7 de l’article 34 du protocole relatif à la charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une cour africaine des droits de l’hommes et des peuples .