Le parquet du tribunal de première instance de Tunis a autorisé l’ouverture d’une enquête contre Anas Hamadi, président de l’Association des Magistrats Tunisiens (AMT), à la suite de plaintes déposées par plusieurs magistrats. Ces derniers reprochent à M. Hamadi d’avoir tenu des déclarations médiatiques portant atteinte à leur réputation et à l’image du corps judiciaire.
Cette nouvelle procédure s’ajoute à un dossier déjà ouvert depuis août 2023 devant le juge d’instruction du tribunal d’El Kef, où M. Hamadi est poursuivi pour « tentative délibérée d’entrave à la liberté du travail », une infraction passible de trois ans d’emprisonnement. Ces poursuites sont liées au mouvement de protestation organisé par les magistrats après la révocation de 57 de leurs collègues le 1er juin 2022.
Un contexte de tensions entre exécutif et magistrature
Juge à la Cour d’appel de Monastir, Anas Hamadi préside l’AMT depuis 2021, une période marquée par des tensions croissantes entre le pouvoir exécutif et l’institution judiciaire. Ces tensions remontent au 25 juillet 2021, date à laquelle le président Kaïs Saïed a suspendu le Parlement et s’est arrogé des pouvoirs étendus.
La révocation des 57 magistrats en juin 2022, annoncée sur la base d’accusations variées incluant la corruption, l’obstruction aux enquêtes antiterroristes et l’adultère, a provoqué une mobilisation sans précédent au sein de la magistrature. L’AMT et d’autres structures représentatives ont organisé une grève nationale de quatre semaines en juin-juillet 2022 pour protester contre ces décisions.
En octobre 2022, le Conseil supérieur provisoire de la magistrature a levé l’immunité de poursuites d’Anas Hamadi, ouvrant la voie aux procédures judiciaires actuelles. Les autorités lui reprochent d’avoir incité ses collègues du tribunal de Monastir à participer au mouvement de grève. M. Hamadi a contesté ces accusations, affirmant en novembre 2022 qu’aucune preuve concrète ne permettait de l’incriminer.
Des décisions de justice non exécutées
Le tribunal administratif de Tunis a ordonné en août 2022 la réintégration de 49 des magistrats révoqués, estimant que les décisions à leur encontre manquaient de fondement factuel et légal. À ce jour, cette décision n’a pas été exécutée par le ministère de la Justice, et les bureaux des magistrats concernés demeurent sous scellés.
Selon l’AMT, le ministère de la Justice aurait procédé depuis août 2023 à la nomination, au transfert ou à la suspension d’au moins 105 juges et procureurs via des circulaires administratives, sans suivre les procédures légales habituelles.
Position des organisations internationales
Plusieurs organisations internationales de défense des droits humains, notamment Amnesty International et Human Rights Watch, ont exprimé leur préoccupation concernant la situation d’Anas Hamadi et de l’AMT. Ces organisations dénoncent ce qu’elles qualifient de harcèlement judiciaire et de campagnes de diffamation en ligne visant le président de l’association.
Heba Morayef, directrice d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, a déclaré que les actions d’Anas Hamadi et le travail de l’AMT sont protégés par le droit international relatif aux droits humains, et que les procédures engagées contre lui violent les normes internationales.
Un précédent sous l’ère Ben Ali
L’AMT, créée en 1988, a déjà connu des périodes de confrontation avec le pouvoir politique. En 2005, après l’élection d’Ahmed Rahmouni à sa présidence lors du 10e congrès de l’association, l’AMT a pris position dans l’affaire de l’avocat Mohammed Abbou, emprisonné pour ses critiques du régime.
Le 2 mars 2005, l’association a publié un communiqué dénonçant des irrégularités lors du procès. Cette prise de position a déclenché une campagne de presse contre le bureau exécutif de l’AMT, une surveillance de ses locaux et des mutations de plusieurs de ses dirigeants loin de leurs domiciles. La juge Wassila Kaabi, membre du bureau, s’est notamment vu interdire de quitter le territoire pour participer au congrès de l’Union internationale des magistrats à Budapest en 2006.
Le Syndicat de la Magistrature français et l’association MEDEL (Magistrats européens pour la démocratie et les libertés) avaient alors apporté leur soutien à l’AMT, organisant notamment une conférence au Sénat français en décembre 2005.
Un climat politique tendu
Les poursuites contre Anas Hamadi s’inscrivent dans un contexte politique plus large. Depuis juillet 2021, plusieurs centaines de personnes issues de l’opposition politique, du milieu associatif, de la profession d’avocat et du secteur médiatique ont fait l’objet de poursuites judiciaires.
Le décret-loi 54 sur la cybercriminalité, adopté en septembre 2022, a notamment été utilisé pour poursuivre des journalistes, des avocats et des militants pour leurs critiques des autorités. L’arrestation de l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani en mai 2024, diffusée en direct à la télévision, a suscité une attention médiatique internationale.
Des manifestations régulières ont lieu à Tunis pour réclamer la libération des personnes détenues et dénoncer ce que les organisateurs qualifient de restriction des libertés publiques.
Perspectives
La nouvelle Constitution adoptée en 2022 a renforcé les prérogatives du président de la République et réduit le rôle du Parlement. Le Conseil supérieur de la magistrature, instance garante de l’indépendance judiciaire, a été dissous et remplacé par une structure dont les membres sont nommés selon de nouvelles modalités.
Les défenseurs de l’indépendance judiciaire affirment que ces changements institutionnels fragilisent l’autonomie du pouvoir judiciaire. Les autorités, pour leur part, justifient ces réformes par la nécessité de lutter contre la corruption et d’assainir le système judiciaire.
L’issue des procédures en cours contre Anas Hamadi sera observée de près par la communauté juridique nationale et internationale, dans un contexte où les équilibres institutionnels de la Tunisie post-2011 continuent d’évoluer.







