Par : Nizar JLIDI *
Entre rivalités historiques, lenteur diplomatique et inertie économique, les trois pays du Maghreb central peinent à transformer leur proximité en puissance commune. Eau, énergie, infrastructure, sécurité, qu’il s’agisse de secteurs vitaux à la paix sociale ou au progrès économique, l’Algérie, la Tunisie et la Libye sont confrontées à des défis communs monumentaux. Si la cordialité et l’amitié historiques entre ces trois pays du Maghreb encourage la coopération entre leurs Etats, ce qui était autrefois un choix deviendra bientôt une nécessité.
La Tunisie, l’Algérie et la Libye partagent plus qu’une Histoire commune. Au fil des décennies, même si tous les projets d’union économique ou politique, incluant les autres pays du Maghreb, se sont heurtés aux impératifs d’alignements diplomatiques, la relation entre les trois Etats est restée relativement cordiale. Le soutien mutuel entre les trois Etats a connu des hauts et des bas. Cependant, au vu des enjeux nationaux de premier plan auxquels sont confrontés la Libye (infrastructures et sécurité), l’Algérie (commerce et produits de première nécessité) et la Tunisie (énergie et industrie), une collaboration étroite est préconisée.
Certes, les trois pays se sont respectivement appuyés sur d’autres soutiens étrangers afin de pallier aux urgences économiques notamment. A titre d’exemple, la Libye a partiellement résolu son souci de manque d’eau via le projet de la grande rivière artificielle (GMMR). La Tunisie, elle, bien qu’elle importe une grande partie de ses besoins en produits d’industrie lourde, elle a parallèlement investi dans la transformation des produits d’énergie en provenance des deux pays voisins. Quant à l’Algérie, qui désenclave progressivement ses échanges commerciaux, elle profite également de sa proximité à ses voisins pour étendre ses marchés internationaux et consolider ses projets régionaux.
Des efforts salubres mais limités si les trois Etats veulent résister à leur exposition au mondialisme. Toutefois, on voit germer des avant-projets de plus grande dimension. Serait-ce l’opportunité de fructifier et de renforcer le partenariat entre la Tunisie, l’Algérie et la Libye ? Mais surtout, une codépendance de fait entre les trois Etats est-elle réellement un choix ?
Tunisie : des acquis bâclés et un potentiel sous-exploité
Etant le territoire central d’une potentielle union tripartite avec l’Algérie et la Libye, la Tunisie a fort à gagner. Si la Tunisie de Kais Saïed a récemment cumulé les échecs diplomatiques, elle n’en reste pas moins efficace lorsqu’il s’agit de la fluidité des rapports avec ses voisins. En effet, le pays nord-africain privilégie – par la force des choses ? – l’export des produits agricoles, les joint-ventures, l’import du gaz et du pétrole et autres enjeux stratégiques, en direction de la Libye et de l’Algérie.
Néanmoins, depuis 2010, aucun cabinet diplomatique tunisien n’est resté en poste pour plus de deux ans. Une instabilité, en dépit de ses raisons, qui empêche ne serait-ce que la participation efficace de Tunis dans une potentielle expansion en Libye ou en Algérie. Cela n’a pas empêché la conduite des affaires courantes. Mais des projets tels que la nouvelle Zone Economique Franche (la Tunisie en compte une déjà pour les échanges avec chacun de ses voisins, soit deux au total) demande davantage de lobbying de la part de la diplomatie tunisienne.
A titre d’exemple, en 2019, le Tunisia-Africa Business Council a initié un projet de formation massive de codeurs au Ghana, afin de garantir l’autonomie de production des solutions industrielles. Le projet de ce futur tech-hub a finalement été repris par les Emirats arabes Unis (UAE) et lancé en 2024. Un projet qui aurait pu être réalisé en Tunisie, avec des ressources internes, et un financement libyen et algérien.
Surtout que l’on sait que, depuis, les géants National Oil Corporation (NOC) en Libye et l’Entreprise nationale algérienne du forage (ENAFOR) ont tous les deux investi dans la formation de codeurs. Les deux entreprises ont fait appel à des formateurs de Russie et de Grande Bretagne, et usent pour leurs projets respectifs d’infrastructure externe (cloud et datacenters) américaine.
Si l’on part du principe que la Tunisie est, de fait, le quatrième pays africain en termes d’investissements dans le développement numérique des solutions industrielles, la perte des marchés dans les pays voisins est tout au moins un scandale.
Et ça ne s’arrête pas là. Car si la Tunisie est dotée d’excellentes ressources humaines (ingénieurs, main d’œuvre spécialisée etc..), ces dernières ne contemplent même plus l’émigration vers la Libye ou l’Algérie. Pourtant, ça n’a pas toujours été le cas. La tendance s’étend également au secteur d’import-export, à l’agriculture, aux jumelages universitaires, et même à la coopération sécuritaire sur les frontières communes !
On pourrait supposer que ce contexte est inévitable. Toutefois, le canaliser via des structures existantes est tout à fait possible. Il n’y a certainement pas de manque de sociétés binationales ou régionales dont la chaine s’étend entre la Tunisie, l’Algérie et la Libye. Et de par leur situation diplomatique respective, la Libye et l’Algérie n’ont aucune pression étrangère visant à snober des offres avantageuses de la part d’un Etat voisin et ami. Un échec diplomatique ? Probablement. Pourtant, les aléas économiques régionaux condamnent le choix de la division, par intérêt commun.
Algérie : la sortie de la manne chinoise et la coopération régionale
Il n’est pas habituel pour l’Etat algérien de baser ses décisions stratégiques exclusivement sur le gain. A titre d’exemple, la coopération sécuritaire et scientifique avec la Russie, ou encore l’entrée massive de la Chine dans le marché de l’infrastructure depuis une dizaine d’années, montrent qu’au-dessus de tout, Alger cherche des partenariats gagnant-gagnant.
En effet, même lorsqu’il s’agit de sa relation avec les puissances mondiales, l’Algérie veille à ce que sa balance commerciale demeure globalement positive – exempli gratia, lors de l’annonce des droits de douane par les Etats-Unis. Dans les détails, il s’agit d’équilibrer les choix diplomatiques avec la viabilité du commerce international. Parmi lesdits choix, celui de rompre avec le Maroc. Les tensions sont insolubles et le contexte est celui d’une guerre froide. Mais avec la Tunisie et la Libye, l’Algérie a toujours veillé à ce que les relations demeurent au beau fixe.
Cela montre surtout que dans l’intérêt même de l’Algérie, faire évoluer les relations, économiques notamment, avec la Libye et la Tunisie est indispensable. L’Algérie s’inscrit automatiquement, de par ses relations avec la Chine et son ambition d’intégrer les BRICS, dans le plan de la nouvelle route de la soie (BRI). La Chine a investi massivement, depuis 2011, dans l’infrastructure algérienne, moyennant ses propres fonds et ses propres ouvriers (les ouvriers chinois sont quasiment aussi nombreux que les ressortissants libyens et tunisiens en Algérie). Un partenariat indispensable pour l’Algérie, mais loin d’être tenable sur le long terme. Les investisseurs chinois ont tendance à fuir les pays africains après toute fluctuation politique, aussi minime soit-elle.
D’un autre côté, la seule constante pour l’Algérie a été sa relation fraternelle avec la Tunisie et la Libye, avec lesquelles elle partage 2 milliards de dollars d’échanges commerciaux annuels chacune ! Une masse d’échange énorme, mais avec une grande marge d’amélioration. Il faut rappeler que la frontière Est de l’Algérie a connu pas mal de turbulences durant la décennie passée. La fluidité du commerce informel a été touchée, mais également le transport des ressources. Tant et si bien que le président Tebboune a levé, en octobre dernier, les restrictions sur les importations de matières premières essentielles. Une grande partie de ces dernières provient d’Europe, mais également de la Tunisie, ou encore transite par la Libye et la Tunisie.
Deux enjeux, surtout, priment sur ces échanges du côté algérien : celui de l’exportation du gaz naturel vers l’Europe, qui passe en grande partie par la Tunisie, et celui de la vente des engrais phosphatés, dont la Libye est un grand client et distributeur à la fois.
Libye : discuter, mais avec qui ?
Pour la Tunisie et l’Algérie, la Libye est un bon voisin, en dépit des problèmes qu’elle traverse. Depuis la fin de la guerre civile en Libye, mais également de la crise de la Covid-19, les relations avec ses voisins ne cessent de s’améliorer. Du côté tunisien, la reprise du commerce et la réouverture des frontières ont été plutôt réactives. L’Algérie, elle, reste relativement vigilante.
Il faut dire que les frontières partagées ne sont pas les mêmes pour les deux voisins de la Libye. Des frontières qui, aujourd’hui, sont parsemées de zones militaires. Etrangement, la présence militaire protège également le passage des marchandises et des voyageurs.
Toutefois, l’Etat libyen est divisé. Et les autorités algériennes et tunisiennes doivent périodiquement changer d’interlocuteur. Cela introduit un aspect cynique aux relations régionales, modéré par l’importance du marché libyen. Qu’il s’agisse de produits agricoles, manufacturés, d’industrie lourde ou de transfert technologique, la Libye importe massivement de ses voisins. Un contexte qui met l’Algérie et la Tunisie en concurrence directe avec l’Egypte d’un côté, et avec l’Europe et la Turquie de l’autre. Au final, pour l’Etat libyen, que ce soit le gouvernement à l’Ouest, ou les autorités de l’Armée nationale libyenne (ANL) à l’Est, les règles de concurrence s’imposent. La meilleure offre trouve souvent son chemin vers le marché libyen. Cependant, l’Etat libyen divisé ne peut garantir la sécurité des investissements, ni même celle des ressortissants algériens et tunisiens.
La Tunisie et l’Algérie semblent unies, et neutres, dans leur position quant à la situation libyenne. Une neutralité qui garantit la continuité des échanges commerciaux, mais qui ne promet rien quant à l’évolution des rapports. Il semble que ce statu quo trouve du répondant auprès des voisins de l’Ouest. La Libye quant à elle nécessite la coopération avec la Tunisie, notamment dans le secteur médical et les produits essentiels. Du coté algérien, la coopération avec la Libye dans les hydrocarbures nécessite la stabilité le long des frontières communes. L’algérien Sonatrach, le britannique BP et l’italien ENI ne peuvent agir dans le Massif du Hoggar (en Algérie) ou au Ghat (en Libye) sans les assurances des deux Etats. Beaucoup d’enjeux géostratégiques reposent sur l’entente mutuelle des parties concernées par la production pétrolière de cette région désertique. Qu’il se passe quoi que ce soit à Tripoli, à Benghazi ou à Syrte, le sud libyen semble donc épargné par les milices libyennes comme par les groupes terroristes qui sévissent dans le sud libyen.
Une « paix pétrolière » assurée par l’armée algérienne, sans doute, mais qui profite aux trois pays voisins qui y gagnent finalement la paix dans le désert.
Tunisie, Algérie et Libye : on ne choisit pas sa famille
Tant d’exemples qui montrent que, finalement, les trois pays sont confrontés à de différents problèmes internes, mais aux mêmes enjeux futurs. Globalement, l’indice de développement humain (IDH) des trois pays est sensiblement le même. Socialement, les populations affrontent les mêmes défis. Les Etats, eux, ont des priorités différentes, mais qui n’ont pas à l’être.
Premièrement, le bloc des trois pays contrôle de facto la route Suez-Gibraltar, qui représente grossièrement le tiers des échanges commerciaux dans le monde. Un meilleur investissement dans les ports en eau profonde (déjà présents ou au stade de projet) serait un bon pas vers l’intégration de la Tunisie, la Libye et l’Algérie dans le commerce mondial. Des projets monstrueux certes, mais dont le rendement est plus que certain, et touche d’autres dossiers sensibles comme la sécurité maritime en méditerranée, l’immigration clandestine – une carte à jouer vis-à-vis de l’Europe – et la promotion de la transformation digitale. Le système de câbles de fibre optique sous-marins Medusa est également un levier de puissance mondiale, dont cinq des sept corridors passent par les eaux territoriales algériennes, tunisiennes et libyennes.
Ensuite, même si la communication officielle des trois pays tourne surtout autour d’une « révolution écologique » utopique, qui ne cesse de prouver ses limites économiques, l’agriculture, elle, est un domaine beaucoup plus concret. L’Algérie est un leader mondial dans la production des engrais, continuellement à la recherche de nouveaux marchés. La Libye, contrairement aux idées préconçues, possède trente millions d’hectares de terres arables non exploitées. Les spécialistes parlent d’un manque d’eau et d’incitations de l’Etat. En effet, afin de maintenir l’équilibre de ses nappes phréatiques, la Libye investit beaucoup dans la désalinisation, au lieu de l’agriculture mécanisée ; alors que cette dernière, moyennant les bonnes technologies, peut permettre de subvenir aux besoins du consommateur libyen tout en réduisant le cout de l’irrigation et allégeant celui des imports.
Une question d’organisation dont souffre la Tunisie également, où l’agriculture est un secteur économique de premier plan. Pourtant, les problèmes de ce secteur sont multiples : manque de semences (à cause des monopoles des entreprises étrangères), des cultures maraichères agronomiquement contreproductives (comme les tomates et les pastèques destinées à l’export) etc… des difficultés dont les solutions existent déjà de l’autre côté des frontières. En effet, les initiatives d’agriculture durable en Tunisie se heurtent souvent aux prix des engrais ou à la complexité des procédures.
Puis, qu’il s’agisse de l’Algérie, la Tunisie ou la Libye, l’importation des matières premières, surtout des autres pays d’Afrique, se fait par initiative du secteur privé. Plusieurs puissances africaines, comme l’Ethiopie, le Ghana ou le Sénégal, n’ont pas de médiateurs lors de leurs négociations avec les industriels maghrébins. Surtout, les Etats du Maghreb central n’interviennent presque jamais dans le commerce africain, ni via leurs propres représentations diplomatiques, ni en faisant appel à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou aux différentes structures de l’Union africaine. Une démission qui interroge, notamment lorsqu’on sait que la Libye, la Tunisie et l’Algérie importent massivement les mêmes matières premières (bois, cuivre, aluminium, cacao, café, coton…) au prix fort d’Europe et d’Amérique latine.
Alors oui, des solutions existent pour baisser les couts de l’importation, ou investir dans le développement durable dans la région d’Afrique du nord. Cependant, l’intervention des Etats concernés est indispensable, et se doit d’être ciblée afin d’atteindre les meilleurs résultats. Reste à savoir s’il existe une volonté politique à la hauteur. Car on ne choisit pas sa famille, mais lorsque les temps sont durs, il faut savoir faire front.
- Journaliste et analyste géopolitique Maghreb / Moyen-Orient