Par Soufiane Ben Farhat

Autant le dire d’emblée. Il y a trop peu d’hommes politiques dignes d’estime sous nos cieux. En fait, les politicards y sont légion. Marouane Abbassi, gouverneur de la Banque centrale, est un économiste. En revanche, il est digne de respect. Et je sais de quoi je parle. Le connaissant depuis des décennies, j’ai eu tout le loisir d’observer minutieusement son parcours. En effet, c’est un haut commis de l’Etat comme il y en a peu ou prou désormais dans notre pays sinistré. Réaliste, il a le courage de dire les choses crûment. Sans états d’âme au besoin, mais les faits s’avèrent toujours têtus au bout du compte. Et lui donnent raison.

Le dernier quart d’heure

Lors de son audition par les parlementaires en séance plénière vendredi 21 mai, Marouane Abbassi n’y est pas allé du dos de la cuillère. En effet, il a brossé un tableau plutôt réalistement sombre de nos principaux indicateurs économiques. D’ailleurs, chiffres à l’appui, nous sommes au bord du précipice sans fond.

En fait, ses révélations laissent pantois. D’ailleurs, à ses dires, l’agence de notation financière Fitch Ratings a saisi la Tunisie tout récemment pour une évaluation, soit un examen approfondi de l’état de notre économie. «Nous leur avons dit que nous ne sommes pas encore prêts» concède Marouane Abbassi. Seulement, l’examen est reporté pour fin juin. C’est à dire dans quatre à cinq semaines. D’ici là, prévient-il, si rien n’est fait, on se retrouvera dans la notation C. Autant dire l’antichambre de l’enfer et de la banqueroute totale. Parce que, banqueroute il y a déjà, ne nous y trompons pas.

Nécessaire trêve économique et politique

Pour le gouverneur de la Banque centrale, les choix sont plutôt serrés. Ou il y a trêve économique et politique, ou c’est la mauvaise notation qui nous fera couler irrémédiablement. Les conséquences ? Ce sera le schéma grec, vénézuélien ou libanais. En vérité, Marouane Abbassi a omis sciemment de citer le contre-exemple grec. Mais nous y sommes.

«Il faut, martèle-t-il, une trêve économique et politique de trois mois, six mois, une année, pour avoir une visibilité. La Tunisie est absente de tous les radars, ni celui du FMI, ni ceux des agences de notation souveraine, ni celui des États-Unis d’Amérique. Nous sommes sur notre seul et unique propre radar».

Indicateurs au rouge vif

Évidemment, les chiffres avancés semblent effrayants. Pour la première fois depuis 1962, le PIB tunisien a reculé de 12 %, aux dires de Marouane Abbassi. De surcroît, la profonde récession touche autant l’économie organisée que le secteur informel.

Le taux d’investissement, qui était de 26 % en 2010, n’est plus que de 12 %. Quant au taux d’épargne, il atteignait les 22 % en 2010 et stagne aujourd’hui à 8 %. L’investissement étranger se rétrécit comme peau de chagrin. Le site Tunisie n’est plus attrayant, l’environnement des investissements et des affaires y étant désormais rebutant et à hauts risques.

Les parents pauvres de l’économie demeurent les investissements, les créations d’emploi et les exportations. La consommation en pâtit. De surcroît, il y a une sous-utilisation des ressources phosphatières, pétrolières, gazières et manufacturières. Dès lors, point de création d’emplois, point d’exportations et point de relance de la consommation. En fait, cela frise le cercle vicieux.

Responsabilité partagée

En fait, la toile de fond politique profondément entamée sous-tend ce gâchis. N’en déplaise aux divers protagonistes, ils concourent tous au pourrissement. En prime, les députés et les dirigeants des partis politiques. D’ailleurs, ce weekend, le Parlement qui a repris du service, a fait malencontreusement parler de lui. Avec son cortège de scènes fantasques, de disputes, de cris, de violences et de propos malsains voire orduriers.

Le chef du gouvernement et le président de la République ne sont guère en reste. En effet, ils y mettent du leur dans cette mécanique démentielle du pourrissement. A telle enseigne que cela devient à proprement parler désespérant. Et surtout débilitant.

Les propos de Marouane Abbassi, soyons-en sûrs, sont tombés dans des oreilles de sourds. Aveuglés par leurs haines fratricides, emportés par leurs délires de grandeur, les hauts responsables politiques accusent les failles et les cicatrices.

Évidemment ils se soucient des malheurs du commun des Tunisiens écrasé sous la chape de plomb des prix vertigineux et de la misère rampante comme d’une guigne. Pour nos responsables, ces malheurs officient comme autant d’actes muets de la politique, qu’ils éludent volontiers.

Reste ce dilemme tenace. Rebondir d’ici fin juin ou s’apprêter à couler tel le Titanic. Marouane Abbassi en a étayé et administré la preuve et les ingrédients. Malheureusement, il n’est pire sourd que celui qui ne veut rien entendre.

S.B.F