Par Mongi Khadraoui

Le 25 juillet 2021, la Tunisie a pris un nouveau tournant après celui du 14 janvier 2011. Le président de la République, Kaïs Saïed, été élu par environ un quart du peuple tunisien, a annoncé la suspension des travaux du parlement élu, la destitution du chef du gouvernement, Hichem Mechichi, et l’octroi du pouvoir exécutif et du ministère public. Le président de la République s’est appuyé sur l’article 80 de la Constitution, qui lui donne le droit de prendre des mesures exceptionnelles en cas de « danger imminent » menaçant le pays, sans préciser de quelles menaces il s’agit. Pour comprendre les décisions prises par le président de la République, Kaïs Saïed, il faut revenir à l’évolution de la situation depuis 2011.

Le contexte historique

Après la chute du régime de Ben Ali, trois écoles se sont opposées : la première, dont font partie les spécialistes en droit constitutionnel, consistait à vouloir réformer de l’intérieur le système juridique et politique de Ben Ali ; la deuxième, défendue par le diplomate Rafâa Ben Achour et par Ennahdha, croyait en une solution structurelle et institutionnelle, consistant à assurer la transition démocratique par les élections et donc à résoudre les conflits par les urnes ; quant à la troisième, plus radicale, voire révolutionnaire, elle s’orientait vers un conseil des forces révolutionnaires, à travers lesquelles un plan politique serait annoncé qui comprendrait une réforme des institutions de l’État dans les secteurs de la santé, de l’éducation, des médias, des transports et de l’économie, avant toute élection. C’est cette démarche qui a échoué en février 2011, avant que Béji Caïd Essebsi ne prenne les rênes du Premier ministère après le renversement du gouvernement de Mohamed Ghannouchi.

Les élections d’octobre 2011 ont été une véritable concrétisation de l’approche structurelle défendue par l’ensemble des forces bourgeoises, car elles garantissaient la pérennité du contrôle des lobbies de la contrebande et de l’argent.

Depuis sa victoire aux élections de 2011, le mouvement Ennahdna est devenu l’acteur principal de l’affrontement politique qu’a connu le pays. Ses premiers pas au pouvoir ont étonnamment correspondu au début d’une confrontation avec l’Etat. Le pouvoir a dû diriger un pays en crise, dans lequel la société multiplie les contradictions sociologiques profondes et violentes : la société tunisienne est aussi conservatrice qu’ouverte d’esprit, libérale jusqu’à la laïcité, une société qui ne considère pas grand-chose dans la prière mais sanctifie le jeûne et célèbre le ramadan à travers les soirées alcoolisées…

Ennahda au pouvoir contre l’État

Le mouvement Ennahdha n’a pas su trouver les mots ni prendre la mesure des complexités de la société, de l’administration, et donc de l’Etat. Pourtant, le parti a pu bénéficier d’un soutien de la communauté internationale après sa victoire électorale en octobre 2011, dans un contexte mondial qui avait vu la victoire de Mohammed Morsi en Egypte, celle des islamistes en Libye ou encore le début d’un sentiment d’expansion islamiste dans de nombreux pays arabes avec la guerre en Syrie contre le régime et la révolution au Yemen.

S’il a fait preuve d’une certaine « arrogance » politique, qui l’a conduit à railler ses ex-opposants qui avaient perdu dans les urnes, le mouvement Ennahdha ne s’est pas rendu compte qu’il était confronté à des appareils d’Etat formés dans un climat autoritaire et que l’islamisation ne passerait que par des moyens violents. La Tunisie a vécu l’assassinat du leader de la gauche Chokri Belaïd en février 2013, puis cinq mois plus tard l’assassinat du militant nationaliste Mohamed Brahmi. Ce qui a plongé le pays dans un jeu d’échecs politique, qui a débuté avec la démission du chef du gouvernement nahdhaoui Ali Larayedh et la nomination de Mehdi Jomaâ après un « dialogue national ». Des élections ont ensuite été organisées en 2014, qui ont conduit à la victoire de Nidaa Tounes, juste devant le mouvement Ennahdha.

Cette période a été caractérisée par ce qu’on a appelé « le règne des deux cheikhs », à savoir Beji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, qui a pris fin à la mort de « BCE » le 25 juillet 2019. Des élections anticipées ont eu lieu et ont conduit à une victoire écrasante de Kaïs Saïed face à ses rivaux, lors de la présidentielles. Puis à la victoire du mouvement Ennahdha lors des législatives. Le mouvement était alors soutenu par la coalition al Karama, la faction islamiste radicale.

Cheval de Troie et scénario possibles

Par la suite, le mouvement Ennahdha a été obligé de soutenir Kaïs Saïed face à Nabil Karoui, qui a construit sa campagne électorale sur son hostilité envers Ennahdha. Kaïs Saïed a longtemps été considéré comme le Cheval de Trois d’Ennahdha, qui devait servir au parti islamiste à agir dans les coulisses du palais de Carthage.

Kaïs Saïed est devenu président de la république avec la majorité des voix. Il a toujours dit, pendant sa campagne électorale qu’il n’avait pas de programme et que son seul programme était le peuple. « Les gens veulent », aimait-il dire en estimant que le système politique actuel était un système dysfonctionnel et malade. Il dénonçait la loi électorale qui lui avait permis de devenir président et une gestion directe des affaires régionales.

Pendant plusieurs mois, Kais Saïd a partagé le pouvoir exécutif avec Ennahda. Rapidement, des conflits ont rendu les relations entre le président et le mouvement compliquées. La partie d’échecs a donné lieu à un renversement du gouvernement d’Elyes Fakhfakh par Ennahdha, qui l’a accusé de conflit d’intérêts. Le président a alors choisi l’ancien ministre de l’Intérieur Hichem Mechichi pour diriger le gouvernement. Carthage et la Kasba — soutenu par le Parlement, contrôlé en majeure partie par Ennahdha et ses alliés — ont fini par s’opposer. Le début d’une crise politique insoluble ?

Quel est le secret de l’article 80?

Ce contexte politique et historique a servi de cadre général aux événements qui se sont déroulés dans le pays le 25 juillet 2021. Le Président de la République a eu recours à  l’article 80 de la Constitution tunisienne, qui indique : « En cas de péril imminent menaçant les institutions de la nation et la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le Président de la République peut prendre les mesures nécessitées par cette situation exceptionnelle, après consultation du Chef du gouvernement et du Président de l’Assemblée des représentants du peuple et après en avoir informé le président de la cour constitutionnelle. Il annonce les mesures dans un communiqué au peuple ».

Mais comment le président de la République peut-il annoncer ces mesures en l’absence de Cour constitutionnelle ? Et surtout, qu’est-ce qui a bloqué la mise en place de cette juridiction ? Amin Mahfoudh considère que c’Ennahdha qui a perturbé la mise en place de la Cour constitutionnelle, et que le mouvement islamiste doit donc porter sa responsabilité. Le professeur de droit constitutionnel, Salim Laghmani, estime, lui, qu’en l’absence de Cour constitutionnelle, le président de la République est chargé de préserver la Constitution et a donc la responsabilité de son interprétation. Enfin, Yadh Ben Achour assure que le président de la République n’a pas respecté les termes de l’article 80, et estime donc qu’il s’agissait d’un « coup d’État ».

Mais le débat sur le coup d’Etat ou non est secondaire. Car l’important n’est pas la forme, mais le fond de l’article 80, qui dit clairement que « ces mesures doivent avoir pour objectif de garantir le retour dans les plus brefs délais à un fonctionnement régulier des pouvoirs publics ». La Constitution stipule que « le Président de la République ne peut dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple et il ne peut être présenté de motion de censure contre le gouvernement ». En s’attribuant, dans un premier temps, la présidence du Ministère public, Kaïs Saïed a franchi la ligne rouge, selon l’Association des avocats qui dénonce la fin du principe de séparation des pouvoirs.

La nature de la crise en Tunisie

Coup d’Etat ou non, les pleins pouvoirs que Kaïs Saïed s’est adjugés n’ont été ni usurpés ni imposés par les chars. Il s’agit de mesures exceptionnelles constitutionnelles, qui peuvent être interprétées, et le Président de la République a le pouvoir de les interpréter en cas d’absence de la Cour constitutionnelle.

Cependant, le cadre posé, il s’agit de répondre à une autre question : le problème principal de la Tunisie est-il vraiment un constitutionnel ?

• Le taux de pauvreté a dépassé 53 % dans certaines zones, comme Hassi Al-Farid, dans le gouvernorat de Kasserine au centre-ouest de la Tunisie ;

• Le pays a un taux d’analphabétisme atteignant 18 % ;

• Le pourcentage d’endettement à l’étranger est inférieur à 90 % du produit intérieur brut, soit environ 100 milliards de dinars ;

• Le taux de chômage est d’environ 17 % ;

• Le déficit de la balance commerciale est négatif, tout comme le ratio de croissance ;

• Enfin, près de 20 000 Tunisiens sont morts à cause du Covid-19

Trop d’inaction, place à l’action ?

Le système politique actuel est un échec. La crise politique que traverse le pays est arrivée à son paroxysme. Le président avait-il d’autre choix que de frapper fort pour tenter de restaurer l’État et la sécurité ?

Kaïs Saïed a certes fait une entourloupe constitutionnelle, mais il a bénéficié d’un grand soutien populaire et civil, mais aussi des institutions de l’État. Nous sommes entrés dans un processus politique historique, qui doit permettre de redresser le pays. Mais il manque aujourd’hui des garanties, notamment exigées par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), comme la nécessité de fixer le délai de cette période exceptionnelle et d’annoncer l’agenda électoral de ce qu’on peut estimer être une transition.

Le peuple tunisien ne peut accepter que des élections transparentes et démocratiques soient la seule issue possible à cette période. C’est toute un processus qui sera scruté et analysé. Alors qu’une partie des dirigeants du mouvement Ennahdha se sont enrichies pendant plusieurs années, ne respectant pas la raison d’être du mouvement, Kaïs Saïed met Ennahdha sous pression de leur base. Un mal pour un bien pour le mouvement, qui pourrait sortir plus puissant en se réorganisant autour de ce qui a fait sa force : l’idée de groupe.

Reste à savoir ce qu’annoncera le président de la République : les Tunisiens attendent des réformes radicales, qu’elles soient sociale, sécuritaires ou judiciaires.

L’histoire a donné à la Tunisie en 2011 l’opportunité de créer une scène épistémique et de rompre avec les paradigmes autoritaires et à la soumission. Cependant, l’élection du mouvement Ennahdha lors d’élections qui, si elles étaient transparentes, n’ont pas été équitables, a eu lieu dans un contexte difficile pour le peuple. En période de crise aiguë, les votes ont habituellement tendance à se diriger vers la droite de l’échiquier politique.

Mais les élections ont-elles déjà changé le cours de l’histoire en Tunisie ? Le pays a besoin d’un programme national révolutionnaire, démocratique, qui puisse offrir des solutions dans le cadre de la stratégie d’indépendance de la prise de décision nationale. Il faut une feuille de route claire. Kaïs Saïed le sait : le peuple tunisien n’a pas d’autre choix que de le pousser à reconstruire un État solide, dénué de toute tyrannie et de toute injustice. Le peuple tunisien a l’opportunité de montrer au monde qu’une nouvelle approche politique basée sur l’être humain est possible. Mais c’est un véritable chantier qui s’impose à la Tunisie.

Mongi Khadraoui

Traduit par: Anouar et Fred