Par Soufiane Ben Farhat

La classe politique tunisienne compte plusieurs aspirants monarques obsessionnels. Témoins, les différentes crises politiques qui n’en finissent pas de secouer la scène politique tunisienne. Les valeurs de la République y sont reléguées la plupart du temps aux oubliettes. Les aspirations personnelles démesurées et les délires de grandeur l’emportent. Il en résulte la résurgence de vieux archaïsmes tenaces.

Dans un livre savoureux de Jean d’Ormesson intitulé « La Conversation », Napoléon Bonaparte, alors Premier consul, dit au Deuxième consul : « J’ai l’imagination républicaine et l’instinct monarchique« . Il finira en empereur déchu, exilé à l’ile de Sainte-Hélène. Mais Napoléon aura au moins, entretemps, le mérite d’une brillante carrière politique bien qu’éthiquement controversée.

Des gens de sac et de corde

Sous nos cieux, après la révolution de 2011, les petits monarques en herbe sont légion. Roitelets sans-avoirs, aventuriers sans aveu, gens de sac et de corde, ils sont un peu partout. On les retrouve à la tête de partis politiques, au Parlement, aux commandes de syndicats et d’associations et, surtout, à la tête de prestigieuses institutions. « J’ai des courtisans mais je n’ai pas de cour » a dit en 1986 l’ancien président français François Mitterrand. Nos roitelets post-révolution ont des courtisans et s’imaginent même avoir des cours. Plutôt que d’allégeances de leurs séides et inconditionnels soutiens, on devrait parler d' »alléchances ». Moyennant des rétributions sonnantes et trébuchantes s’il vous plaît.

Cela explique en grande partie le fait que la place politique s’apparente de plus en plus à un conglomérat de fiefs féodaux et de tribus antagoniques. On est loin des débats et démarcations immanents à la République et à ses valeurs. Certes, il y a toujours çà et là le socle et le noyau dur des conflits idéologiques départageant les trois grandes familles politiques traditionnelles (Destouriens, Gauche et Islamistes), mais l’essentiel des clivages porte sur des considérations personnelles voire passionnelles. Parfois le personnel, les caprices et l’humeur volatile, dans les joutes parlementaires surtout, l’emportent sur les considérations de principe et de fond.

La dernière crise au sommet de l’Etat en est une illustration navrante. Le défaut de prestation du serment constitutionnel des onze ministres nommés depuis d’un mois est un cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire. La discorde oppose le président de la République Kaies Saied au tandem du chef du gouvernement Hichem Mechichi et du président du Parlement Rached Ghannouchi. Et met au grand jour les prétentions régaliennes opposées des trois présidences. Chacune d’entre elles veut jouer les premiers violons. Chacun dit je suis l’alpha et l’oméga, le principe et la fin. Or, par définition, le droit régalien englobe des pouvoirs exclusifs du seigneur que personne d’autre n’a le droit d’exercer sur son territoire. En République, on parle plutôt de ministères régaliens et de domaines assignés et domaines réservés. Les seigneuries n’existent pas, encore moins les prétendues noblesses.

Mulûk al-Tawâif doublés de girouettes

On a l’impression de revoir, davantage dans la miniature et la caricature, les fameux rois des factions (les Mulûk al-Tawâif) qui avaient présidé à la désagrégation de l’Andalousie. Comme eux, nos roitelets autoproclamés modernes recourent aux puissances étrangères en guise d’appuis secrets ou à peine dissimulés. C’est que le mot-d’ordre majeur en Tunisie, par la misère de ces jours, s’appelle extraversion. Extraversion de l’économie à l’encan, endettée à charge de plus de 90% du PIB, inféodation de nombre d’acteurs politiques à des Etats étrangers et à leurs officines, financements étrangers occultes des partis politiques, blanchiment d’argent sale du crime organisé transnational, grenouillages des réseaux mafieux et d’espionnage…

D’ailleurs, après l’enthousiasme et la quasi-liesse généralisée des premiers mois de la révolution, la tendance a commencé à s’inverser dès l’année 2013. Le capital-sympathie initial de la classe politique a commencé à rétrécir comme peau de chagrin. L’irruption sanguinaire de l’escadron de la mort avec l’apparition des terroristes retranchés dans les montagnes et les assassinats des leaders du Front populaire Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi ont jeté un large discrédit sur une bonne partie des politiciens justifiant les terroristes ou les parrainant à distance. Avec plus de cinq-cents attentats soldés par plus de 600 victimes, la population cultive désormais une méfiance opiniâtre à l’endroit d’une bonne partie des politiciens dont le girouettisme est à proprement parler pitoyable. Intégroïdes un jour, conservateurs le lendemain et campant les révolutionnaires purs et durs le surlendemain, ils s’abîment dans des exercices contorsionnistes abjects. Leurs alliances, contre-alliances et revers de positionnement se succèdent. Leur crédibilité part en lambeaux.

En guise de jugement des ténors politiques, le citoyen lambda ne tarit pas de noms d’oiseaux : « Pitoyables, lamentables, inconsistants, sans foi ni loi », les épithètes fusent. Il les balaye tous d’un revers de main, la moue désabusée, voire désespérée. Nos hommes et femmes politiques, eux, n’en ont cure. Leur attitude est à rapprocher de la célèbre réplique d’Edgar Faure, dont quelqu’un avait dit qu’il était une « girouette »: « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent qui change ».