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Tunisie : le peuple veut… mais que veut-il ?

Par : Nizar Jlidi Journaliste et analyste politique
A chaque nouveau cycle médiatique, la Tunisie s’inscrit dans un débat boiteux qui, si l’on en croit les Tunisiens eux-mêmes, n’a rien à voir avec le développement du pays, ni avec la résolution de la crise socio-économique. Mais que veut donc le peuple ?

Démocratie, république, populisme, morale, éthique, complots… tant de concepts politico-politiques qui suffoquent le débat public en Tunisie. Le plus intéressant, c’est que ce ne sont pas seulement les médias qui s’engagent à en discuter. Le ministre, l’ouvrier, l’agriculteur, le journaliste, l’avocat, le professeur et le chômeur : tout le monde en parle.

On tend à parler des Tunisiens comme d’un monolithe – les éléments socio-culturels qui unissent les Tunisiens sont nombreux. Néanmoins, il est tout aussi tunisien que chacun veut voir son avis sur une question donnée prévaloir. Idéalement, c’est le pouvoir qui tranche dans les grandes questions nationales. C’est après tout l’un des rôles de l’Etat de garantir la cohésion sociale, ou plus précisément « la justice, la liberté réelle et l’indépendance absolue ». C’est dans la constitution.

L’identité tunisienne est unique, c’est un fait. Et quand bien même l’humeur publique accepte les dogmes (parfois très longtemps), les Tunisiens se lassent vite de la pensée figée. Et la réponse populaire aux idéologies importées est souvent violente et irréversible. On l’a vu avec les islamistes du parti Nahdha, la famille Trabelsi avant eux, l’autoritarisme de Bourguiba ou encore la colonisation et ses serviteurs (les « Sbaihia ») bien avant. On peut remonter cette tendance jusqu’aux Barcides, l’Afrique romaine, les Aghlabides, les Hafsides et les Ottomans. Le seul autre absolu – comprendre l’élément unificateur – du peuple tunisien est sa défiance.

Pourquoi donc continue-t-on à nous imposer des thèmes de discussions ? N’existe-t-il pas de logique dans la quête du pouvoir en Tunisie ? Ou les dirigeants sont-ils déterminés à ne jamais être en phase avec la volonté du peuple ?

Pour ce qui est de la période de règne de Kaïs Saïed, en tout cas, le débat public est tout aussi futile. C’est un contexte dangereux. Mais il est possible que le président soit au courant des tracas des Tunisiens. Tous les Tunisiens ? C’est une autre question.

La Tunisie n’est pas misérabiliste, le débat public est infantilisant

D’abord, le pouvoir en place est invariablement diamétralement opposé au pouvoir qui le précède et celui qui le suit. Pourtant, le même peuple est amené à être dirigé par quatre ou cinq dirigeants (ou groupe de meneurs) successifs à chaque génération.

Il est donc compréhensible qu’aucun chef d’Etat en Tunisie ne se donne la peine de représenter ou protéger la totalité des Tunisiens. On ne peut pas juger les intentions de Kaïs Saïed au-delà de son discours qui est extrêmement populaire et souvent réconfortant. Cependant, les conséquences du discours de son mouvement politique sont palpables. Car tous ceux qui semblent « représenter le mouvement du 25 juillet », c’est-à-dire ceux qui se sont accaparé les médias et défendent même des positions que le président lui-même ne revendique plus, forment une masse politique influente et indubitablement adoubée par le gouvernement.

Donc, quand bien même le président Kaïs Saïed garde son étiquette apolitique, il est le chef d’Etat et représente les Tunisiens depuis presque six ans. Son discours n’est jamais traduit par son gouvernement, mais par des porte-parole officieux : Chaker Besbes, Riadh Jrad, Assia Atrous, Khalifa Chibani, Mohamed Bouzidi, Taoufik Didi…

Ces derniers, dont certains sont des journalistes de carrière, ont investi les plateaux de télévision depuis des années avec un discours parfois complotiste mais toujours misérabiliste et infantilisant. Ils se sont improvisés vulgarisateurs de la politique, de l’économie ou encore de la diplomatie, et parlent toujours au nom du président, ou plutôt du « peuple », sans pour autant les représenter. Ils n’ont pas été élus, ni approuvés par les masses populaires, contrairement à Kaïs Saïed.

Notons également que les soutiens les plus fanatiques de Kaïs Saïed reprennent exclusivement les éléments de langage de ces néo-journalistes. Toutefois, on l’a vu avec le dernier mouvement des jeunes médecins, le misérabilisme n’est pas une doctrine politique acceptable pour tous les Tunisiens. La Tunisie vit la misère à certains égards, oui. Mais il reste encore un fond contestataire très lucide et exigeant, et surtout digne, dans les revendications du peuple tunisien. En effet, il existe ce qui divise, mais ce qui unit la Tunisie, peuple et Etat, n’est pas la pleurnicherie. La preuve, les Tunisiens subsistent encore malgré l’écart entre le pouvoir d’achat catastrophique et l’inflation prédatrice.

Toujours est-il qu’on peut encore compter sur l’intérêt de la majorité écrasante des Tunisiens. Et leur intérêt est irréconciliable avec celui d’une certaine élite. Le problème, c’est que l’élite n’est pas non plus homogène, ni dans ses propres intérêts, ni dans sa présumée rapinerie de « l’argent du peuple ».

La haine de l’élitisme et la complaisance des élites

On nous précise souvent que la Tunisie se classe parmi les meilleurs pays en Afrique, dans la zone MENA, ou dans le monde, dans un domaine ou un autre. Comme si on se sentait obligés de se comparer aux autres nations, ou que la chute du dollar signifiait que nos finances se portent mieux, ou encore que cela résoudrait les problèmes auxquels l’Etat et la masse populaire font face.

La différence fondamentale entre l’élitisme et le populisme ne tient ni à la procédure ni aux artifices. Dans le contexte tunisien elle se situe surtout dans la réaction du « simple citoyen ». Et de ce point de vue, même si les solutions aux tracas des Tunisiens sont faciles à présenter, expliquer et mettre en œuvre, chaque initiative sera décortiquée puis tuée dans l’œuf. En tout cas, ce sera le sort de chaque mesure dont le prix sera un sacrifice. On transcendera donc les questions techniques, quitte à trahir la déontologie politique et journalistique.

Il faut dire que Kaïs Saïed a analysé le terrain dès l’avènement du 25 juillet 2021. Le premier débat public était alors les négociations avec le Fonds monétaire international (FMI). Le second était le sort des islamistes et des opposants de tous bords. Et dans les deux cas ce sont le désintérêt populaire et la perversité médiatique qui ont démontré que l’opinion publique n’avait pas la patience de répondre aux questions souveraines, ni aux enjeux démocratiques. Dans des termes plus simples, le peuple tunisien, celui qui vote, qui conteste et qui manifeste, préfère la vulgarité à la vulgarisation.

Ce n’est pas le cas des élites, qui se nourrissent de la complexité inhérente à la démocratie. Or, la Tunisie est une république, mais passons.

Quel est le débat public aujourd’hui ? Le sort des immigrés d’Afrique subsaharienne ? La pollution dans le golfe de Gabès ? La difficulté de l’émigration illégale des Tunisiens vers l’Italie ? Les paies dérisoires des travailleurs du secteur privé ? Ou bien, comme on essaye de nous faire croire dernièrement, les achats de terrain à Djerba par des « juifs étrangers » et la « poussée du chiisme en Tunisie » …

L’image est-elle plus claire ? Si on discutait des crédits d’amorçage des PME, du rôle des syndicats, des allègements fiscaux aux petits agriculteurs, des circuits administratifs des investisseurs industriels, de la baisse de la production artistique et culturelle ou du bien-fondé de l’intégration verte en Tunisie ?

Un regard dans le miroir de la part du consommateur du débat public est nécessaire. Nous, Tunisiens, en sommes les consommateurs. Et tant qu’on se laisse entraîner par la provocation, on n’aura pas le temps de parler des enjeux du futur. Et à moins qu’on soutienne certaines élites contre d’autres, les médias continueront à nous gaver de faux débats, jusqu’à l’explosion.

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