Sur la situation économique qui prévaut dans le pays, ses impacts et les solutions qui s’imposent, Dr Moez Joudi, Universitaire et Expert en économie et finance a bien voulu faire la radioscopie, à “JDD”, chiffres à l’appui. Interview :
–Au regard d’une situation économique critique qui n’en finit pas, depuis quelques temps et que la pandémie de la COVID-19 est venue aggraver, quel est votre diagnostic?
La situation économique de la Tunisie était déjà bien compliquée avant la crise sanitaire du COVID-19. Au premier trimestre 2020, une croissance négative de – 2.1% a été enregistrée outre le cumul des déficits, la hausse vertigineuse et dangereuse de l’endettement public et l’absence de réformes. Aujourd’hui, ce qui inquiète le plus, c’est l’absence d’un plan de sauvetage, alors que l’économie tunisienne est en train de s’effondrer avec une décroissance d’environ – 8 % sur l’année 2020 et un endettement public qui dépasse les 100% du PIB, si on prend en compte l’endettement des entreprises publiques, outre le chômage qui atteindra des niveaux records d’ici la fin de l’année en cours. Ceci alors que le gouvernement en place n’a pris l’initiative de lancer aucun plan jusqu’à maintenant ! En effet, dans pareille situation, il y a des programmes et des plans de restructuration et de relance qui sont annoncés et suivis d’un ensemble de mesures et de décisions afin d’agir, de gérer la crise et de préparer le pays pour l’après-crise.
Il n’en est RIEN en Tunisie et à part les débats récurrents sur les projets de lois de finances, le débat économique demeure stérile notamment à l’échelle politique. A signaler que les réformes sont au point-mort alors que six réformes économiques sont urgentes : La réforme fiscale, la réforme de la fonction publique, la réforme des entreprises publiques, la réforme de la caisse de compensation, la réforme des caisses nationales de sécurité sociale et une réforme bancaire et financière profonde. Sans ces réformes, aucun sauvetage ni aucune relance économique ne seront possibles.
– Sommes-nous en présence d’une crise économique ou financière, ou les deux à la fois. Les raisons sont elles internes ou externes ?
Généralement la crise économique peut-être à l’origine d’une crise financière et vice-versa. Pour le cas de la Tunisie, les mauvaises décisions économiques ont été accompagnées de mauvaises décisions financières, autrement dit il y a eu une sorte de concomitance entre la crise économique et la crise financière. En pratique, ces phénomènes ont commencé dès 2011 avec une baisse de l’investissement, de la production, de la productivité et donc de la croissance en face d’une inflation des dépenses publiques (17% de plus en 2020 ), un cumul des déficits et une augmentation de la dette. L’instabilité politique, l’absence de vision, l’improvisation, l’incompétence et l’inexpérience des responsables politiques ont mené le pays vers les solutions faciles de recrutement massif dans la fonction publique, de dépenses de compensation et de décisions populistes ruineuses pour le pays. Depuis 2011, la Tunisie vit au-dessus de ses moyens, les réserves laissées depuis le 14 janvier 2011 et les marges de manœuvre ont été épuisées et réduites. Aujourd’hui, la situation est alarmante et le scénario grec se profile avec des conséquences qui peuvent être plus désastreuses en l’absence des soutiens et des piliers sur lesquels s’est reposée la Grèce pour sortir de sa crise.
-Quels sont les secteurs les plus touchés et quelle est la gravité de la situation à ce propos?
Dans toute crise, il y a un phénomène de destruction-créatrice qui se produit : Des pans de l’économie disparaissent et d’autres apparaissent ou se développent. C’est ce qui est en train de se produire à travers cette crise à l’échelle internationale mais nationale aussi. Des secteurs comme le secteur aérien et touristique par exemple, sont fortement touchés. Le tourisme représente en Tunisie 10% du PIB d’une manière directe et 15% d’une manière indirecte. Un (1) million de Tunisiens vivent du tourisme, alors qu’aujourd’hui ce secteur est complètement sinistré et avec lui d’autres secteurs interdépendants comme les secteurs de l’aérien, des professionnels de voyage et de l’artisanat. L’industrie manufacturière est touchée également notamment les industries exportatrices pour des raisons logistiques entre autres. L’économie tunisienne est une économie qui se base sur un tissu de PME, ces PME qui vivent à flux tendus sont en bonne partie très affectées par cette crise qui est venue anéantir leurs efforts de restructuration et de relance. L’accompagnement bancaire est faible et les mesures gouvernementales sont restées au niveau de l’annonce, peu de concrétisation sur le terrain. Les PME tunisiennes en sont conscientes et souffrent de ces défaillances récurrentes.
Par ailleurs, d’autres secteurs tirent leur épingle du jeu et présentent des perspectives de développement intéressantes avec un potentiel certain qui pourrait se réaliser après la crise. Je parle notamment du secteur technologique, du digital, du numérique, de l’industrie pharmaceutique et parapharmaceutique, de l’énergie renouvelable et de la logistique. L’activité Cargo par exemple est appelée à vivre une grande expansion en 2021 et pour les prochaines années, en Tunisie nous avons quelques sociétés dans ce domaine qui doivent être appuyées et mieux accompagnées pour atteindre leur potentiel.
-Et si on revenait aux causes réelles qui ont conduit à la détérioration des finances publiques.
Une mauvaise gouvernance publique due à l’incompétence, à l’instabilité politique, à l’absence de visions et de politiques économiques pertinentes et viables. Les gouvernements post-14 janvier 2011 manquaient d’expérience et de savoir-faire, ils ont surtout essayé d’improviser et de chercher les solutions faciles, notamment, en recourant aux recrutements massifs dans la fonction et les entreprises publiques pour atténuer le chômage, en procédant à des augmentations salariales tous azimuts et non justifiées par une amélioration de la productivité et de la croissance, et entraînant le pays dans une spirale inflationniste et un cumul de déficits publics. En 2020, la Tunisie aura besoin de pas moins de 18 milliards de dinars d’endettement dont 13 milliards de dinars d’endettement externe face à une masse salariale de plus que 20 milliards de dinars. Une équation quasi impossible et une situation intenable !
–En tant qu’expert vous suivez l’évolution de l’économie tunisienne de plus près et vous avez des idées sur ce qui pourrait sauver ou du moins rétablir un éventuel équilibre. Quelles sont les solutions que vous préconisez, pour le court, moyen et long termes ?
Tout d’abord il faut insister sur le fait que le problème est plus politique qu’économique en Tunisie. Nous avons besoin de réformes politiques au niveau constitutionnel et au niveau du système de gouvernance du pays. Ensuite, il faut établir un diagnostic commun de la situation à travers un dialogue économique et social limité dans le temps. Le plan de sauvetage et de relance économique et sociale de la Tunisie pourrait tourner autour de ces cinq axes :
- Rétablir la confiance des investisseurs et des opérateurs économiques à travers la priorisation de la question économique dans les débats et les prises de décisions au niveau politique.
- Arrêter l’hémorragie des déficits à travers la réduction des dépenses publiques et des importations, le développement des recettes notamment non fiscales et des exportations qui nécessitent urgemment un plan d’accompagnement au vu des handicaps et des problèmes administratifs et logistiques rencontrés par les exportateurs dans leur quotdien.
- Réaliser les réformes nécessaires : Fiscale, fonction publique, entreprises publiques, caisse de compensation, caisses sociales, secteur bancaire et financier.
- Une politique de grands projets pour actionner l’investissement public qui boosterait l’investissement privé. Revoir la loi sur les PPP en la simplifiant et en supprimant les ambiguïtés et les incohérences qui accompagnent toute réalisation d’un PPP.
- Lutter efficacement et sérieusement contre l’économie parallèle et souterraine, et diffuser les bonnes pratiques de gouvernance et de transparence tout en appliquant les lois et les règles en vigueur.