Par: Nizar JLIDI *
Entre le 12 et le 15 mai, la capitale libyenne Tripoli a de nouveau été secouée par des affrontements entre milices armées. Depuis, la situation s’est relativement apaisée, mais est-ce le calme avant la tempête ?
Lundi 12 mai, le chef de la milice tripolitaine Dispositif de soutien à la stabilité (SSA), Abdel Ghani Al-Kikli, a été assassiné. Une autre milice, la Brigade 444, celle-ci affiliée au Gouvernement d’unité nationale (GNU), aurait été le commanditaire de l’assassinat. La brigade 444, dirigée par le colonel Mahmoud Hamza, est depuis deux ans loyale au Premier ministre libyen et chef de la GNU Abdel Hamid Dbeibah.
L’assassinat d’Al Kikli et ses gardes du corps a eu lieu lors d’un guet-apens, dans un secteur de Tripoli contrôlé par le gouvernement par le biais de la brigade 444. Depuis des années maintenant, le Premier ministre Dbeibah se maintient au pouvoir en assurant un statu quo entre plusieurs milices, dont certaines administrent des villes entières et font office de forces de l’ordre. La milice SSA d’Al Kikli, elle, était jugée plus corrompue que les autres. En effet, la SSA est accusée depuis des années de traite d’humains, de trafic de drogue et d’assassinats entre autres.
Dans son dernier discours en date, le 17 mai, le Premier ministre Dbeibah a énuméré ces crimes commis par Al Kikli, suggérant sans l’admettre que son assassinat était une décision politique. Par ailleurs, deux ministres et plusieurs hauts fonctionnaires ont présenté leur démission depuis.
Etat de l’allégeance
Un crime d’Etat ? L’accusation a été, en dépit des circonstances, balayée d’un revers de main. Depuis son entrée en fonction, Abdel Hamid Dbeibah a tant bien que mal canalisé la violence des milices dans la capitale de la Libye, voire dans toute la province de l’Ouest, la Tripolitaine. Il a été lui-même ciblé par trois tentatives d’assassinat confirmées. Sa prise de pouvoir fait suite au chaos de la seconde guerre civile entre 2013 et 2020. L’échec du GNU à organiser des élections relève, lui, plus de la division du pays que de la volonté du gouvernement de l’Ouest. Et ce, malgré les pressions internationales.
Il serait donc vain d’énumérer les partenaires nationaux et internationaux, ou les méthodes, qui ont permis à Dbeibah de se maintenir au pouvoir. Les présumées alliances avec des milices, elles, font partie des non-dits, voire des aléas de la gestion de la poudrière qu’est devenu Tripoli. Mais de là à ordonner un assassinat qui a plongé la capitale dans le chaos, rien n’est moins sûr.
Surtout que ces premières escarmouches qui ont opposé la Brigade 444 au SSA ont rapidement dégénéré, s’étendant à d’autres factions. Notamment, une beaucoup plus influente que la SSA, la Force Radaa. Cette dernière contrôle les deux aéroports de la capitale, l’Aéroport international de Tripoli et Miitiga, plus au nord. La Force Radaa aurait été provoquée par les menaces de Dbeibah qui, le lendemain de l’assassinat d’Al Kikli, avait annoncé le « démantèlement des milices ». Un slogan porté par Dbeibah et ses soutiens depuis des années maintenant.
Ainsi, la milice Radaa a fait des tirs d’artillerie dans le centre de Tripoli, avant de déployer des soldats le long de ses fiefs. Les combats ont donc duré deux jours, jusqu’au 15 mai. Selon Reuters et l’AFP, des négociations auraient eu lieu entre le gouvernement et la Force Radaa, dont la réaction avait pour origine la « désinformation ». Un conflit qui s’est donc soldé par la mort du chef d’une milice, d’une soixantaine de miliciens des deux côtés, et de l’indignation de la population de la capitale, qui manifeste massivement depuis plus d’une semaine.
Le désaveu du peuple
Un ras-le-bol copieusement ignoré par les médias internationaux. Les slogans portés par les manifestants varient de la dénégation des milices armées, aux exigences de démission de Dbeibah et du GNU.
Selon l’analyste Jalel Harchaoui, ce qui s’est réellement passé était différent de ce que les médias ont relayé. Le chercheur affirme que l’assassinat d’Abdel Ghani Al-Kikli a été « mené d’une manière chirurgicale et très bien exécuté ». Or, il explique, dans une interview accordée à RFI, que Dbeibah (dont il suggère avoir été le commanditaire de cet assassinat), s’est montré plus gourmand en voulant s’en prendre à la Force Radaa.
En effet, il est très probable que la Force Radaa reçoive un soutien discret des rivaux du GNU, la famille Haftar et son chef le maréchal Khalifa Haftar. Le chef militaire qui contrôle de facto l’Est du pays n’a, en effet, jamais caché son ambition de diriger la Libye. Toutefois, accusé lui-même de crimes contre l’humanité, et désavoué par l’Organisation des Nations unies (ONU), le maréchal est de plus en plus réservé. Certes, il est accueilli publiquement par certains chefs d’Etat, et fait plus de diplomatie que lors de la guerre fratricide de 2013. Cependant, sur le terrain, c’est son fils Saddam Haftar qui est actuellement à la tête de l’Armée nationale libyenne (ANL).
Reste que, même si les Haftar ont l’avantage militaire, ils demeurent reclus à la Cyrénaïque ; plus précisément à leur siège de pouvoir à Benghazi. Et malgré toutes leurs tentatives d’arracher le pouvoir à Dbeibah – Khalifa Haftar est adoubé par le parlement parallèle installé à Tobrouk – ce dernier retient un certain consensus (bien que relatif) à l’internationale. Les deux parties profitent, cela dit, de manière équitable de la rente pétrolière. Car si les dirigeants libyens des deux côtés acceptent le statu quo, sur le plan national comme dans leurs provinces respectives, c’est surtout grâce aux revenus de l’or noir, et en dépit des populations.
Quoi qu’il en soit, Tripoli jouit aujourd’hui d’un calme prudent, à peu près le même depuis des années. Le calme demeure toutefois précaire, et loin d’être tenable sur le long terme.
Le calme avant la tempête
Si, par le passé, un tel événement aurait donné suite à des négociations publiques, ce ne semble pas être le cas cette fois. Il semble surtout que la mort d’Abdel Ghani Al-Kikli, étrangement, arrange tout le monde. A l’Est, Haftar et son parlementaire-en-chef, Aguila Salah, semblent pris au dépourvu par les évènements à Tripoli. Quant à Dbeibah, lors de son discours du 17 mai, il ne semblait pas perturbé par les manifestations appelant à sa démission. Le Premier ministre appelait même à « saisir
l’opportunité de se débarrasser des milices qui font chanter l’Etat », tout en faisant l’éloge de celles qui « ont intégré les institutions ».
Pour le webzine Orient XXI, Dbeibah voudrait « devenir le Haftar de l’Ouest ». Une possibilité qui interroge car, concrètement, la trêve entre Tripoli et Benghazi dépend beaucoup plus du soutien international que de la seule volonté du gouvernement ou de Haftar.
De fait, l’influence des milices de la Tripolitaine a été réduite à celle de la Brigade 444 d’un côté, et la Force Radaa de l’autre. Or, si les deux milices (et leurs satellites respectifs) sont partagées sur leurs zones d’influence et leur relation avec le GNU et Dbeibah, elles jouissent à mesure égale des mêmes soutiens internationaux. Mahmoud Hamza (Brigade 444) et Abderraouf Kara (Force Radaa) se procurent, principalement, leurs armes légères de la part de la MKEK et leurs drones de la part de Baykar, deux producteurs d’armes turcs.
Par ailleurs, la dernière cargaison d’armes turque en date en direction de Tripoli a nourri à mesure égale le stock de la Brigade 444 et de la Force Radaa. Début avril dernier, Africa Intelligence augurait qu’il s’agissait simplement d’un rééquilibrage à Tripoli dû à la montée en puissance de… Al Kikli et sa brigade SSA !
Deux scénarios réalistes se présentent donc pour les mois à venir : soit, par la force des négociations ou à travers l’influence turque, Dbeibah arrivera à unifier ces deux fronts à Tripoli, ce qui ne ferait que donner de la légitimité sur le terrain à son gouvernement. Soit – beaucoup moins probable – le front Haftar arrivera à altérer la configuration à Tripoli en se rangeant du côté de la seule milice qui a les ressources de s’opposer à la Brigade 444, la Force Radaa. D’ici là, la Libye poursuivra son équilibre instable, suspendue entre pressions étrangères et règlements de comptes internes.
- Journaliste et analyste géopolitique Maghreb / Moyen-Orient