Par: Kamel Zaiem

Il s’agit d’un coup dur pour le monde de la pensée en Tunisie. La disparition de Hichem Djaït a été fortement ressentie dans le cercle des intellectuels comme celui des historiens et des hommes de la science, des lettres et des arts.

A 86 ans, Hichem Djaït vient de tirer sa révérence. Avec sa disparition, c’est un patrimoine spirituel commun qui vient d’être ébranlé. Un esprit brillant et vif qui vient de s’éclipser. 

Celui qui fut l’artisan de l’oeuvre monumentale « La vie de Muhammad: Révélation et Prophétie », publiée en trois volumes, est un grand historien, un excellent anthropologue et surtout un islamologue hors pair dont les références ont souvent même bousculé l’ordre établi.

Dans son hommage au disparu, Kaïs Saïed, le président de la République, a surtout évoqué une figure nationale exceptionnelle et un savant éminent dont le souvenir restera gravé dans l’histoire du secteur culturelle tunisien et du monde arabo-musulman.

Intellectuel très engagé, agrégé en Histoire en 1962, président de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts (Baït al-Hikma) entre 2012 et 2015, Hichem Djaït est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire islamique du Moyen âge dont « La Grande Discorde : Religion et politique dans l’Islam des origines » (Gallimard, 1989), « Al-Kûfa. Naissance de la ville islamique » (1986) et « La Révélation, le Coran et la prophétie » (1999). 

Son dernier livre, sorti en mars 2021, aux éditions Cérès, s’intitule, « Penser l’histoire, penser la religion ». 

Grâce à ses recherches et publications, l’homme était devenu l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire islamique médiévale. Et il fait aussi partie des intellectuels arabes qui ont apporté leurs réflexions sur l’islam d’aujourd’hui, la pensée arabe contemporaine et sur les rapports entre l’Occident et l’Orient. 

Curieuse polémique

Or, au moment où la Tunisie a perdu l’un de ses joyaux en matière de pensée et d’histoire, sa disparition a donné libre cours à une bataille d’appropriation.

Certes, Hichem Djaït est un éminent spécialiste dans l’histoire de l’Islam ; mais il fait partie, avant tout, des penseurs éclairés et des intellectuels libres, ouverts et fidèles à l’identité arabo-islamique d’un pays moderne et tolérant.

Quelques heures après l’annonce du décès de Djaït, Radwan Masmoudi, le dirigeant islamiste tuniso-américain, connu pour ses thèses ikhwanistes et proche du cercle des initiateurs américains du « printemps arabe », n’a pas manqué de rappeler que le défunt était « un militant et un fervent défenseur de la démocratie… », une manière de classer l’illustre disparu dans les rangs des islamistes.

Dans la foulée, l’écrivain et chercheur universitaire spécialisé dans les mouvements islamistes et les organisations djihadistes, Abid Khelifi, a réagi sur Facebook, qualifiant les nahdhaouis de « voleurs de pensée et d’histoire ». 

« Hichem Djaït n’appartenait à personne. Il était un penseur de l’humanité, libre, et nous sommes fiers qu’il était tunisien de naissance (…) Il avait des positions claires », a-t-il écrit sur Facebook rappelant que Hichem Djaït a continué à s’opposer au régime Ben Ali, quand Ennahdha, représentée par Noureddine Bhiri, a signé un pacte national avec le dictateur.  Il a également rappelé que « lorsque Ennahdha a pris le pouvoir, Djait n’a pas hésité à faire une réflexion qui reflète bien sa position vis-à-vis du parti islamiste : « Si c’est ça la Renaissance (Ennahdha), comment sera la chute ? »

Sur la même lancée, le journaliste Neji Khachnaoui, proche de l’UGTT, a exprimé, lui aussi, son indignation sur la toile. « Sans aucune honte, aucune vergogne, après avoir volé Thaalbi, ils s’en sont pris à Hichem Djaït qui était un penseur, un historien et un philosophe spécialisé dans l’islam et non « notre penseur islamiste » comme le prétendent les nahdhaouis.

C’est dire que ce monstre de la pensée et de l’histoire n’a jamais laissé indifférent, lui qui a été marginalisé par le pouvoir au temps de Ben Ali et qui a été quasiment discret après le 14 janvier 2011 dans un environnement qui l’a contraint à écrire, à penser, à révéler et à analyser sans faire trop de bruit.

K.Z.