Par Soufiane Ben Farhat
Diantre, on navigue à vue et à reculons au besoin. Si la politique en Tunisie s’apparente à un vieux rafiot, le vaisseau de la politique étrangère et de la diplomatie ressemble à un bateau ivre. Nous nous éclipsons de plus en plus des radars régionaux et internationaux. Nous sous-utilisons nos capacités classiques et nous tournons le dos aux opportunités nouvelles. La Tunisie des deux dernières années n’a plus de doctrine ni de présence sur l’échiquier international.
Pourtant, à l’ère de la mondialisation, la politique étrangère ne se fonde plus sur les rapports de force entre États. Elle intègre désormais de nouveaux facteurs tels que l’économie, le commerce, les droits de l’homme, l’environnement, la culture et la société civile.
Quelle que soit l’appréciation de son action politique, on concède à feu Béji Caïd Essebsi sa stature d’homme d’Etat doublé d’un chevronné diplomate. Depuis sa disparition, l’image de la Tunisie s’étiole sur le plan international. Et pour cause, sa longévité politique était proverbiale. Il avait assumé, 65 années durant, de nombreux portefeuilles ministériels. Il a été notamment ministre des Affaires étrangères dans le régime de Bourguiba, puis chef du gouvernement et président de la République après la révolution de 2011. Depuis sa disparition, l’été 2019, l’aura de la Tunisie s’estompe au fil des jours.
Psychodrames à New York
Depuis les élections de 2019, les ratés diplomatiques s’accumulent sous nos cieux. Le président de la République a limogé manu militari, en sept mois, deux représentants permanents de la Tunisie auprès des Nations Unies. Le premier a été M. Moncef Baati. Il avait présenté ses lettres de créances au secrétaire général de l’ONU le 16 septembre 2019. Le président Kaies Saied l’a limogé début février 2020. Le site américain Foreign Policy avait alors écrit : « L’ambassadeur de Tunisie aux Nations Unies, Moncef Baati, a été brutalement convoqué dans sa capitale après avoir mené des négociations diplomatiques sur un projet de résolution du Conseil de sécurité déclarant le plan de paix au Moyen-Orient du président américain Donald Trump comme étant une violation du droit international ». Le site a rapporté les propos de trois diplomates qui, sous couvert d’anonymat, ont déclaré comprendre que le président tunisien nouvellement élu, ait limogé Baati – qui n’a servi que cinq mois – à la suite de plaintes des États-Unis.
M. Baati avait assisté à une réunion du Conseil de sécurité le jeudi 6 février 2020 dans la matinée. Il avait déclaré à ses pairs qu’il avait été démis et qu’il rentrait chez lui avant la fin de la journée. « Tout le monde était sous le choc. Il était parmi les ambassadeurs les plus respectés aux Nations Unies et le gouvernement a dit qu’il avait été licencié parce qu’il n’était pas professionnel ? C’est une blague. Cela sape la crédibilité de la Tunisie », avait estimé un ambassadeur.
M. Moncef Baati avait été remplacé par M. Kaïs Kabtni. A peine ce dernier a-t-il occupé son poste six mois durant que les autorités tunisiennes décidèrent de le démettre de ses fonctions, lui aussi, début septembre 2020. « J’ai décidé de démissionner du corps diplomatique tunisien, c’est une question d’honneur et de principe », a déclaré Kabtni à l’agence France Presse. Il a ajouté qu’il a découvert la décision du ministère des Affaires étrangères à son égard via les réseaux sociaux. Il a regretté la décision des autorités tunisiennes de changer deux représentants en sept mois, estimant que cette affaire « est très mauvaise pour l’image de la Tunisie ». Il a imputé son limogeage à l’entourage du président de la République et a déclaré ne plus avoir confiance en le Président Kaies Saied.
Les ratés se succèdent
Pourtant, la Tunisie siège depuis janvier 2021 au Conseil de sécurité de l’ONU en sa qualité de membre non permanent. Une opportunité privilégiée qui ne survient que tous les vingt ou vingt-et-un ans. Et là aussi, le bilan n’est guère reluisant. Jusqu’ici, c’est une présence plutôt falote et sans initiatives d’envergure. Nos dimensions maghrébine, arabe, africaine, méditerranéenne nous prédisposent à aller de l’avant et à être à l’écoute des sollicitations. Elles ont été occultées ou phagocytées. On frappe à notre porte, nous nous complaisons dans l’attitude de l’abonné absent. Hormis quelques communiqués orphelins émanant de la présidence de la République, circulez y a rien à voir.
Bien pis, depuis sa prestation de serment le 23 octobre 2019, le président de la République a brillé par son absence dans onze rencontres et sommets internationaux de premier plan au moins. De même, il a été absent de tous les sommets africains, y compris et surtout ceux organisés à distance, pandémie internationale du Covid 19 oblige.
Et précisément cette pandémie a fourni autant de ratés à la diplomatie tunisienne qui n’a guère su redoubler d’initiatives et d’efforts en vue d’obtenir tant les tests de dépistage que les vaccins anti-Covid. Aiguillonnés dans ce sens par les médias et les observateurs, nos hauts responsables ont concédé quelques communiqués faisant état de généreuses déclarations d’intentions, demeurées au bout du compte lettre morte. Ce qui a concouru au pourrissement de la situation sanitaire et à l’augmentation effrénée du nombre d’atteintes au virus et de décès.
Ils bâtissent des projets pharaoniques, nous discutons de zakat et du sultan Abdulhamid
Autre raté majeur, la crise libyenne. Des pays lointains et les pays du voisinage -hormis nous- ont joué les premiers violons dans l’amorce de résolution du conflit libyen. Notre ambassadeur y a été absent de 2014 à 2020. Nommé il y a peu, il fait toujours le pied de grue à Tunis. Pourtant, on se bouscule au portillon de Tripoli. Les marchés de la reconstruction de ce pays, détruit et abîmé à raison de 90% par les interventions étrangères et la guerre civile et qui compte parmi les plus riches de la planète, sont pris d’assaut. Mais nous, on se contente de bayer aux corneilles, on est les rois fainéants ! Roupillez, y a rien à faire.
La diplomatie économique, on n’en parle même pas. A l’heure où d’autres pays, tels l’Egypte et le Maroc s’imposent en Afrique du Nord comme d’incontournables acteurs et relais principaux des échanges et du commerce au Sud de la Méditerranée et en Afrique, nos hauts responsables et élus n’en finissent guère de divaguer encore au moyen-âge. On discute encore chez nous dans les conseils municipaux du fonds de la Zakat (aumône islamique), au Parlement de la prétendue infériorité de la femme par rapport à l’homme et ailleurs des prouesses du Sultan ottoman Abdulhamid II. Le pays précurseur de la modernité dans le monde arabe et musulman, et même dans le bassin méditerranéen, est aujourd’hui à la dérive ou à la traîne.
Bien pis, on ne semble rien préparer pour l’après-Covid. Le propre des pandémies c’est de tout chambouler, d’enfanter après coup de nouveaux systèmes, de nouvelles figures et dynamiques et de nouvelles bannières de ralliement et de symboles. C’est une leçon majeure de l’histoire, depuis la Peste Noire du quatorzième siècle à nos jours. Rien n’y fait. Notre nombrilisme est on ne pleut plus affligeant, réducteur et isolationniste.
Les trois présidences sont responsables, c’est évident. Il y a toutefois la prééminence de la présidence de la République, le ministère des Affaires étrangères étant un ministère régalien dont elle nomme le ministre et qu’elle chapeaute directement.
« La diplomatie est l’art de faire durer indéfiniment les carreaux fêlés !» a dit un jour Charles de Gaulle. Chez nous, elle semble plutôt à l’art de compiler insensiblement les occasions ratées.
S.B.F