Par Raouf Ben Rejeb
Des centaines de personnes se sont rassemblées samedi devant le théâtre municipal en plein centre de Tunis pour manifester leur opposition aux mesures exceptionnelles annoncées le 25 juillet par le président de la République Kaïs Saïed. Alors qu’elles vociféraient des slogans hostiles au « coup d’état » conduit par le chef de l’Etat et brandissaient des banderoles et des calicots dans le même sens, d’autres groupes se sont formés de l’autre côté de l’Avenue Habib Bourguiba pour marquer leur soutien à ces mêmes mesures. Pour éviter d’éventuels affrontements, les forces de l’ordre se sont interposées. Des barrières et des chevaux de frise ont été placés entre les deux groupes. Mais ces précautions n’ont pas été nécessaires car personne des deux côtés n’avait l’intention d’en découdre avec la police ni avec les personnes d’en face
En somme deux manifestations pacifiques qui font la démonstration de l’esprit qui prévaut auprès du bon peuple de ce pays qu’est la Tunisie. D’ailleurs qu’une manifestation et une contre-manifestation aient lieu dans le calme dans les conditions exceptionnelles que traverse la Tunisie actuellement sont des indices qui ne trompent pas sur la vitalité du peuple tunisien. De même, elles ne peuvent qu’être mises à l’actif des autorités en charge de la sécurité et des forces de l’ordre qui ont pris des risques et qui ont réussi leur pari d’éviter tout débordement et de maintenir la paix civile dans le pays où l’état d’urgence reste en vigueur.
Le peuple n’est pas celui que l’on croit
Ainsi le bon peuple a pu dire son mot. Mais à l’évidence ce peuple n’est pas celui que l’on croit. La diversité des réactions manifestées, la pluralité des slogans scandés montrent bien que le peuple n’est pas l’entité homogène, formée d’un seul bloc qu’on veut bien nous faire croire. Que les populistes cherchent à nous présenter. Le peuple est multiple, hétérogène, hétéroclite, dissemblable. En un mot, il est divers et varié. Dire le contraire, c’est commettre une énorme erreur.
Dès lors se présenter comme le fait Kaïs Saïed comme le seul défenseur du bon vouloir du peuple avec ce slogan en creux : le peuple veut, c’est méconnaitre cette évidence de la grande diversité des composants du peuple. D’ailleurs, les organisations médiatrices comme les partis politiques, les syndicats, les associations, les organisations de la société civile ont été inventées pour gérer cette diversité, la canaliser et en tirer le meilleur profit possible. Si Saïed n’en veut pas c’est qu’il a tort, car on ne peut gouverner seul un peuple pluriel et varié.
Certes à la manifestation de samedi comme à la contre-manifestation, on n’a pas vu des ténors de la politique, à quelques exceptions près ni de représentants d’organisations ayant un poids certain dans la société, les uns et les autres ne voulant pas instrumentaliser une réaction populaire soi-disant spontanée, mais pour autant ni le président de la République ni le camp adverse à ses mesures ne doivent crier victoire. Les quelques centaines de personnes présentes dans les deux rassemblements ne sont pas forcément représentatives d’un camp comme de l’autre. En marquant leur absence à de telles manifestations, les hommes et femmes politiques ainsi que les représentants de la société civile, ne participent pas à la clarté de la situation. Ils ajoutent à la confusion comme ils montrent qu’ils ne veulent pas se mêler à ce « bon peuple » duquel ils se réclament d’ailleurs.
De toute façon, l’intrusion du peuple, dans un débat fait en son nom mais auquel il n’était pas pleinement associé est la démonstration vivante qu’après plus de cinquante jours de l’annonce des mesures exceptionnelles par Kaïs Saïed, l’euphorie des premiers jours a cédé la place à des questionnements somme toute légitimes, comme à des réactions franchement hostiles, évidemment réfléchies car ne servant pas les intérêts de certaines composantes de la société.
La légalité constitutionnelle
Si la grande majorité, celle qu’on appelle silencieuse, n’a été ni dans un camp ni dans un autre, c’est que l’expectative reste de rigueur et que le 25 juillet n’a pas encore révélé tous ses développements si tant qu’il en reste encore.
Le bon peuple attend toujours pour se déterminer, une attente qui se fait pesante. Son adhésion reste tributaire de l’évolution de la situation. Avec une indéniable impatience.
Kaïs Saïed ne doit pas néanmoins oublier que les Tunisiens sont un peuple légitimiste. Tout au long de son histoire, il s’est gardé de sortir de la légalité. Le 25 juillet 1957, la monarchie a été abolie et la république proclamée par une Assemblée constituante élue par le peuple. Le 7 novembre 1987, Ben Ali a déposé Bourguiba en vertu d’un article de la Constitution de Juin 1959. Le 14 janvier 2011, après le départ en exil de Ben Ali ce sont les autorités en place qui ont été appelées à conduire « la révolution de la liberté et de la dignité », jusqu’à la mise en place d’une nouvelle Assemblée nationale constituante qui a pris les rênes du pays.
Le président de la République se doit d’inscrire les changements qu’il veut introduire et qui sont nécessaires dans la légalité constitutionnelle surtout qu’il dispose de la légitimité pour le faire. Surtout qu’il a toujours proclamé son attachement à ne pas déroger à ce cadre. Sinon il violerait le serment qu’il a prêté de respecter la Constitution en vertu de laquelle il a été élu à la magistrature suprême.
RBR