Il y a de la friture sur la ligne entre le mouvement Ennahdha et l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT). Une passe d’armes houleuse a opposé début janvier le seul parti à avoir obtenu de bons scores lors des trois élections libres qu’a connues la Tunisie depuis 2011 malgré l’inexorable érosion de son réservoir électoral à l’organisation ouvrière qui a toujours débordé du champ de l’action syndicale pour jouer un rôle politique de premier plan.

C’est  Sami Tahri, le secrétaire général adjoint et porte-parole officiel de l’UGTT, qui a dégainé le premier le 4 janvier, en accusant le parti d’inspiration islamiste d’avoir orchestré des manœuvres malsaines pour affaiblir la centrale syndicale.

«Au début, le plan d’Ennahdha consistait à créer des organisations syndicales parallèles comme l’Organisation tunisienne du travail (OTT) et à s’assurer une présence dans d’autres syndicats (la Confédération générale du travail de Tunisie fondée par Habib Guiza et l’Union des Travailleurs de Tunisie d’Ismaïl Sahbani, Ndlr).  Dans le même temps, le parti tentait d’infiltrer les structures de l’UGTT, contribuait à hausser la barre des revendications pour créer des situations de blocage et faire en sorte que les accords ne soient pas respectés par les gouvernements, tout en lançant des campagnes de dénigrement contre notre organisation», a-t-il détaillé dans un statut posté sur sa page Facebook. Et de renchérir : «Aujourd’hui, les islamistes sont passés à un nouveau plan qui se résume à implanter des organes syndicaux parasites dans les régions et certains secteurs clefs, dont la santé, la justice et l’enseignement».

Le responsable syndical a rappelé dans ce cadre que les précédents régimes de Bourguiba et Ben Ali ont déjà fait appel à ces stratagèmes galvaudés sans réussir à dompter l’UGTT.

Clivages idéologiques ?

Le dirigeant nahdhaoui  Rafik Abdessalem a répondu du tac au tac au secrétaire général adjoint de l’UGTT durant la même journée. «L’UGTT est-elle une secte secrète pour qu’elle soit infiltrée ? Et si cette organisation ouvre grandement ses portes aux militants du Mouvement du peuple,  du Parti communiste des ouvriers tunisiens et du Mouvement des patriotes démocrates pourquoi ne devrait-elle pas accepter tous les titulaires d’une carte d’adhésion y compris les nahdhaouis ? Le cheikh enturbanné Fadhel Ben Achour qui a présidé le congrès constitutif de l’UGTT en 1946 tentait-il déjà d’infiltrer l’organisation ?», s’est interrogé le beau fils de Rached Ghannouchi.

«Je crois que M. Sami Tahri n’a pas encore dépassé les clivages idéologiques éculés et perçoit encore l’UGTT comme une propriété privée appartenant à l’extrême gauche, et  j’espère qu’il n’ira pas jusqu’à marquer l’expression interdit aux nahdhaouis sur les cartes d’adhésion aux syndicats», a-t-il ironisé dans un post publié sur sa page Facebook.

Les vifs échanges entre les deux camps ne se sont pas arrêtés là. Quelques heures seulement après l’attaque frontale lancée par Sami Tahri, le président du conseil de la  choura d’Ennahdha, Abdelkarim Harouni, a accusé subrepticement la centrale syndicale d’être à l’origine de l’actuel désastre économique. «J’appelle l’UGTT à cesser de lancer des mots d’ordre de grève et à donner enfin la priorité au dialogue. Notre pays n’est plus en mesure de supporter tout arrêt de la production», a-t-il déclaré sur les ondes de Shems FM. Cette déclaration a suscité l’ire des syndicalistes et obligé le secrétaire général adjoint de l’UGTT chargé du secteur privé, Mohamed Ali Boughdiri, d’intervenir pour recadrer le président du conseil de la choura du parti islamiste. «La centrale syndicale tente de calmer les ardeurs des protestataires et à encadrer les divers mouvements sociaux afin qu’ils demeurent pacifiques et ne dégénèrent pas en actes de vandalisme et de violence. Si l’UGTT n’avait pas joué le rôle que lui est dévolu et supporté  une énorme pression, la terre aurait tremblé sous vos pieds», a-t-il lancé dans un entretien accordé à JDD Tunisie.

Bataille de chiffonniers

La récente prise de bec entre des responsables syndicaux qui n’y vont pas de main morte et des dirigeants islamistes prêts à en découdre est loin d’être un simple nuage d’été. L’hostilité entre les deux camps ne date pas d’hier. Elle remonte au début des années 70 quand les islamistes ont choisi de descendre dans l’arène politique avec la création du Mouvement de la tendance islamique (MTI), l’ancêtre d’Ennahdha, après avoir longtemps privilégié les terrains spirituel et culturel.  «A l’époque, le MTI avait déjà essayé d’introduire  certains de ses membres dans les syndicats de base et les niveaux intermédiaires de l’UGTT. La tactique consistait à imiter la stratégie de la gauche afin de l’étouffer dans tous ses champs d’action», écrivait Héla Yousfi, maîtresse de conférences à l’Université Paris-Dauphine dans son livre «L’UGTT, une passion tunisienne».

Cette première tentative d’infiltration a été très mal perçue par les dirigeants historiques de l’UGTT qui étaient issus majoritairement de l’extrême gauche, tendance diamétralement opposée à l’idéologie islamiste.

Sous le règne de Ben Ali, l’organisation ouvrière s’est largement inféodée au régime et le mouvement islamiste a été défini par les dirigeants de la centrale comme étant «un danger absolu menaçant l’autonomie syndicale et celle de la société civile».

Après la révolution, les deux camps se sont livrés à une véritable bataille de chiffonniers. 

Ennahdha a d’une part repris ses tentatives d’entrisme dans les structures de l’UGTT et, d’autre part, encouragé l’émergence d’une alternative syndicale islamiste incarnée par l’Organisation tunisienne du travail (OTT). Le point culminant de la confrontation  a eu lieu le 4 décembre 2012 quand le siège central de l’UGTT a été pris d’assaut par des membres des Ligues de protection de la révolution.

La centrale syndicale, qui compte  plus de 750 mille adhérents, était alors perçu par comme un empêcheur de tourner en rond par les islamistes cherchant à mettre l’appareil de l’Etat sous tutelle pour réaliser leur projet sociétal.

Pierre angulaire de la société civile tunisienne, vigie de la démocratie naissante et importante force d’opposition, de proposition et de régulation, l’UGTT apparaît depuis la chute de Ben Ali et la dissolution du Rassemblement constitutionnel démocratique comme le seul acteur politique à même de faire contrepoids à Ennahda. Walid Ben Chedly