Par Soufiane Ben Farhat

Il est certain que quelque chose se trame dans les coulisses. Inattendue, la visite effectuée par le président de la République, M. Kaïs Saïed, en Égypte, est lourde non seulement de significations mais également de conséquences.

En effet, elle intervient à une moment particulièrement crucial de notre vie politique, ou de ce qu’il en reste. En fait, le plein jeu de neutralisation des institutions est à son comble. Les trois « présidences » sont en conflit tantôt ouvert tantôt larvé, depuis des mois. A telle enseigne que le remaniement ministériel du 16 janvier 2021 demeure toujours en suspens. En effet, le président de la République refuse toujours de recevoir les onze nouveaux ministres pour le serment constitutionnel.

Logique de confrontation

Apparemment, rien ne va plus entre le président de la République d’un côté, le chef du gouvernement Hichem Mechichi et le président du Parlement Rached Ghannouchi de l’autre. Ce n’est même plus un dialogue de sourds. De part et d’autre sévit une espèce de monologue dans l’adversité.

En fait, la toute relative majorité gouvernementale et parlementaire s’est avisée récemment de destituer le chef de l’Etat via la mise en place précipitée de la Cour constitutionnelle. Elle a fini par s’emmêler les pinceaux. Paradoxalement, le parti Ennahdha a tout fait pour empêcher la création de la Cour constitutionnelle depuis 2014. Aujourd’hui, il en supporte les effets pervers. En l’absence de Cour constitutionnelle, seul le président de la République est habilité à interpréter la Constitution. Et il ne s’en prive guère, au détriment de ses détracteurs de la coalition majoritaire chapeautée par Ennahdha. Finalement, il a eu gain de cause et le projet de loi à l’Assemblée est demeuré, lui aussi, en suspens. Nouveau camouflet pour Rached Ghannouchi.

Les frères musulmans en point de mire

Depuis, le Président Kaïs Saïed multiplie les charges contre les obscurantistes et ceux qu’il a qualifiés dans un récent discours de « chantres du retour en arrière à la jahiliyya » (période dite de l’ignorance antéislamique).

Dès lors, la visite présidentielle en Égypte n’est guère fortuite. En fait, l’Égypte du Président Abdel Fattah al-Sissi est, depuis 2013, le fer de lance de la lutte anti-frères musulmans. La confrérie y a été littéralement laminée depuis la destitution du président Morsi et de ses séides par le général al-Sissi. Et l’Égypte n’est plus la seule à prêcher dans le désert dans cette optique. En effet, elle a gagné en alliés et soutiens au fil des ans. Les pays du Conseil de la coopération du Golfe s’y sont mis à l’unisson, au lendemain de violentes dissensions internes, des années durant, autour de l’adversité ou du soutien à l’endroit des frères musulmans. Le Qatar, principal soutien et bailleur de fonds des islamistes, a changé le fusil d’épaule.

De son côté, et à l’issue d’un bras de fer avec l’Égypte, la Turquie d’Erdogan a fini par jeter l’éponge et mettre de l’eau dans son vin. Elle a invité les frères musulmans à quitter son territoire et à cesser leurs programmes de propagande anti-Égypte jusqu’ici soutenus par le régime d’Erdogan se voyant volontiers en nouveau calife.

De surcroît, les États occidentaux se bousculent au portillon de l’Egypte qui enregistre des performances économiques surprenantes, même au temps du Covid 19.

Kaïs Saïed, en radical anti-islamiste

Côté signaux forts, le Président Kaïs Saïed a eu droit à tous les honneurs en Égypte. Plusieurs supports en témoignent : grandioses cérémonies de bienvenue digne des plus grands chefs d’Etat, banderoles géantes dans les artères et les autoroutes, grosses manchettes dans les journaux, la Une des principaux journaux télévisés, couverture permanente de ses activités… Les Égyptiens s’y sont appliqués d’une manière pour le moins pharaonique.

En outre, politiquement, les approches des deux chefs d’Etat ont convergé. Témoin, la déclaration finale à l’issue de la visite. Outre la relance de la coopération bilatérale, ils y ont souligné leur volonté commune de combattre le terrorisme, d’en tarir les sources et de défendre l’Etat national contre ses adversaires islamistes. Par ailleurs, les deux parties partagent la même approche à l’égard de la Libye voisine. Le Président Kaïs Saïed a souligné le soutien inconditionnel de la Tunisie à la souveraineté égyptienne notamment dans le conflit qui l’oppose à l’Ethiopie dans l’affaire du barrage Ennahdha.

Sourires au Caire, froncement de sourcils à Tunis

Comme on s’y attendait, la blogosphère islamiste de tout poil s’est déchaînée. Les islamistes tirent sur Kaïs Saïed à boulets rouges. En effet, Ennahdha, leur porte-étendard, subit camouflet sur soufflet de la part du président Kaïs Saïed. Son alliance affichée avec le président égyptien n’en finit pas de retourner le couteau dans les plaies de tous les fondamentalistes.

En fait, les islamistes sont partout aux abois. Tel est leur triste sort en Irak, en Syrie, en Égypte, au Maroc, en Turquie et ailleurs. Seuls ceux de Tunisie végètent encore sous des apparats douteux. Ils ne tiendront pas face à la lame de fond désormais universelle. Les vents ont changé, les soutiens se raréfient, les deniers tarissent. Le compte à rebours a commencé.

Scène politique à la veille de bouleversements

Paradoxalement, on n’en est qu’aux prémices de nouveaux conflits. En l’absence de rendez-vous électifs majeurs, tout cela n’est qu’escarmouches. En effet, les rapports de force politiques se traduisent généralement en votes. D’ici là, chacun fourbit ses armes. Toutefois, les islamistes semblent dans une mauvaise passe. Outre les rivalités extérieures, ils subissent de sérieuses dissensions internes. De sorte que les rivalités internes, conjuguées aux feux croisés du Président Kaïs Saïed et du Parti Destourien Libre, en hausse dans les sondages, menacent Ennahdha d’une véritable implosion interne.

Au bout du compte, la scène politique tunisienne semble bel et bien à la veille de sérieux bouleversements.

S.B.F