Par Soufiane Ben Farhat
L’histoire a un sens mais elle n’a pas de moules préétablis. Chaque peuple invente son modus operandi et arpente ses voies de salut. Les Algériens ont inventé, le 22 février 2019, le Hirak. A l’origine, ce fut un mouvement de protestations pacifiques et de marches massives opposées à la candidature du président déchu Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel.
Le mouvement s’est étendu depuis. Il traduit principalement le refus du régime, de la corruption et du parti FLN. En outre, il exprime l’exigence de la libération de tous les détenus d’opinion et la mise en place d’une Deuxième République.
Silmiyya, le maître mot
Le principal mot d’ordre de ce mouvement est la Silmiyya, la paix.
Le vendredi 5 mars, les manifestations ont repris à l’issue de la suspension volontaire d’une année en raison de la pandémie du coronavirus. Les marches ont repris à Alger et dans plusieurs villes du littoral et de l’intérieur pour ce 107ème vendredi de mobilisation. Le principal slogan scandé fut, encore une fois, pour un « État civil et non militaire ».
La journée s’est passée un peu partout sans heurts violents, en présence d’un très fort dispositif des forces de sécurité.
Des pancartes dans divers boulevards plaident en faveur de l’octroi du prix Nobel de la Paix au peuple algérien. Une pétition en ligne a recueilli des milliers de signatures dans ce sens.
Un mouvement typiquement algérien
Ce mouvement de fond est typiquement algérien. Il n’est guère piloté de l’étranger, encore moins instrumentalisé par quelque partie tapie dans l’ombre. Il est vrai aussi que les aspirants profiteurs de ce mouvement à des fins inavouées ne manquent pas.
Jusqu’ici, le pouvoir algérien a accédé à certaines revendications du mouvement tout en qualifiant ses militants de « magma contre-révolutionnaire ». Sur la place d’Alger comme ailleurs, on crie au loup dès que le peuple refuse la logique des moutons de Panurge.
Ras-le-bol
En fait, le Hirak n’a pas de chef incontesté ou de figure de proue incontournable. Il est l’émanation d’un certain ras-le-bol de larges pans de la société – et de la jeunesse surtout – aspirant à une vie politique meilleure. Les Algériens, durement éprouvés par la décennie noire des années 90 du XXe siècle, ont été longtemps à l’abri des soubresauts dudit Printemps arabe. Dans maints pays, ce dernier fut loin d’être radieux, mais plutôt meurtrier et obscurantiste.
Mais l’histoire s’exprime de différentes manières. Si le désir est mimétique, la liberté, elle, se réinvente sans cesse.
Sens de la responsabilité
Les protestations du Hirak furent le plus souvent pacifiques et sans à-coups. Elles tranchent net avec le mouvement des gilets jaunes en France, où les casseurs et les pillards sont légion. Bien que massives, les marches algériennes n’en son sont pas moins disciplinées. Non seulement les manifestants s’astreignent au silence là où il est nécessaire – aux abords des hôpitaux et cliniques notamment – mais aussi ils nettoient les places occupées et les boulevards arpentés.
Qualitativement, le Hirak a des revendications démocratiques claires et tranchées, même s’il s’agit d’un mouvement hétéroclite plutôt que d’un parti centralisé. En effet, il se recoupe avec les pulsions profondes du peuple algérien. Le pouvoir affirme avoir satisfait les principales revendications du mouvement. Mais ce dernier s’en méfie toujours.
A des années-lumière
Les Algériens sont rompus aux réflexes d’autodéfense et de solidarité nationale. Leur histoire moderne les a façonnés pour ça. Ils ont résisté, des siècles durant, aux tentatives de mise au pas et d’asservissement colonial. Ils respirent volontiers l’air des cimes. Depuis l’Indépendance conquise de haute lutte et à prix fort en 1962, la génération du Président écarté Abdelaziz Bouteflika l’emportait. Le maître-mot de son régime s’articulait autour de la sécurité nationale et des intérêts supérieurs de la patrie. Longtemps régies par la génération de l’Indépendance, les générations montantes aspirent à d’autres formes de gouvernance. Les anciens de la lutte de libération nationale et les nouvelles générations coexistent à des années-lumière.
Différenciations sociales
Jusqu’ici, les rentes pétrolières et gazières ont permis une certaine stabilisation sociale à prix fort. Toutefois, ce n’est plus le cas depuis quelques années. L’économie rentière s’essouffle. Les réserves financières tarissent. Les différenciations sociales sont plus creusées qu’avant. En outre, la jeunesse souffre et s’impatiente. Le Hirak représente son exutoire privilégié.
Par ailleurs, avec l’irruption des réseaux sociaux, le régime ne détient plus le rideau de fer des médias. En effet, il régentait l’opinion moyennant une chape de plomb. Mais avec les nouveaux ressorts de fluidité et de massification de l’information, il n’en a plus le monopole. Ici comme ailleurs, la vox populi s’exprime autrement et échappe au maillage des caciques.
Concessions et gestes d’apaisement
La requête démocratique est tenace sous les cieux d’Algérie. Le pouvoir a concédé jusqu’ici quelques concessions de taille. Le président Abdelaziz Bouteflika a été écarté début avril 2019. Le nouveau président de la république, Abdelmadjid Tebboune, a promis il y a peu de libérer des dizaines de détenus d’opinion. Il s’agit visiblement d’un geste d’apaisement à l’adresse du Hirak. Il a par ailleurs dissous l’Assemblée nationale et appelé à des élections législatives anticipées.
Des voix s’élèvent çà et là pour prôner l’octroi du prix Nobel de la Paix au peuple algérien. En fait, cela se justifie à plus d’un titre. Les évolutions politiques en Algérie s’avèrent porteuses. En effet, les élections législatives escomptées pourraient constituer un nouveau tournant. Encore faut-il que les protagonistes s’assument pleinement. Le Hirak a repris il y a moins d’une semaine. La saison 2 sera peut-être décisive. Mais on dit souvent qu’il n’y a jamais deux sans trois.
Dans tous les cas de figure, la liberté est une et indivisible. Certes, elle coûte cher, mais elle n’a pas de prix.
S.B.F