Par Soufiane Ben Farhat
Cela fera bientôt deux mois que le blocage politique sévit. En effet, le remaniement ministériel du 16 janvier 2021 est toujours en suspens. Et pour cause. Les trois présidences croisent les fers. D’un côté, le président de la République refuse toujours de recevoir quatre ministres pour la prestation du serment constitutionnel. A l’entendre, ils sont coupables de corruption et de conflits d’intérêts. Le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) l’a confirmé pas plus tard qu’hier. D’un autre côté, le chef du gouvernement persiste et signe. Il rechigne à changer l’équipe annoncée. En outre, huit départements ministériels, sur les vingt-neuf que compte le gouvernement demeurent assumés par intérim.
Egos surdimensionnés
On dit que, parfois, c’est le provisoire qui dure. Malheureusement La Tunisie est logée à cette enseigne. La transition démocratique est bloquée. Cinq des six instances constitutionnelles n’ont pas été créées. En outre, plus on temporise plus le pays s’enfonce. Inexorablement. En fait, chaque jour cela monte d’un cran dans un pays exsangue, meurtri, affaibli et au bord de la banqueroute généralisée.
Dernières évolutions dans ce qui prend de plus en plus l’allure d’un psychodrame sur fond d’égos surdimensionnés : Noureddine Tabboubi a affirmé il y a deux jours que pour le président de la République, seule la démission du chef du gouvernement, Hichem Mechichi, est à même de débloquer la situation. Ce dernier a surenchéri ce matin en affirmant que les batailles donquichottesques il n’en a cure. Autrement dit, il s’accroche.
Indicateurs au rouge vif
Entre-temps, les indicateurs économiques, financiers et sociaux sont au rouge vif. D’ailleurs, les prix augmentent d’une manière vertigineuse, l’inflation sévit, le pouvoir d’achat du citoyen lambda rétrécit comme peau de chagrin. Par ailleurs, les déficits des balances commerciales et des paiements courants se creusent davantage. L’endettement extérieur avoisine les 90% du PIB, la dépréciation du Dinar par rapport à l’euro se creuse.
Quant au déficit budgétaire, il surplombe le tout. La paupérisation dépasse le seuil fatidique des 20% de Tunisiens. Le chômage massif avoisine les 18% de la population active. Ceci sans compter le chômage endémique mais circonstanciel non pris en compte.
En effet, plus d’un million cent-soixante-quatorze mille citoyens ont été directement affectés par la crise du Covid 19. Le secteur du bâtiment à lui seul compte des centaines de milliers de nouveaux chômeurs. Sans compter les cafés et la restauration, en chute libre. Dans les pays occidentaux, il est admis que lorsque le bâtiment va, tout va. En Tunisie, lorsque le tourisme va tout va. Mais le tourisme végète depuis des mois. Concourant à plus de 7% du PIB (20% en spectre large), il périclite brutalement. En effet, plus de 80% des unités touristiques sont fermées. Les restaurants touristiques ne sont guère en reste. De leur côté, les activités annexes, tel l’artisanat, agonisent.
En fait, il s’agit de chiffres officiels. C’est à dire la face immergée de l’iceberg. Jusqu’ici, l’opacité est de mise quant à la situation réelle.
Dialogue de sourds
Les hauts responsables tunisiens semblent sur une autre planète. Pourtant, les rapports du FMI et de la Banque mondiale sont alarmants. A les entendre, le pays risque de rejoindre bientôt l’infamante catégorie des pays non solvables et en cessation de paiement. En d’autres termes, les pays en banqueroute.
Ça ne semble guère affecter nos dirigeants. En effet, ils n’en finissent pas de ferrailler les uns contre les autres. Cela fait des mois qu’ils ne se rencontrent même pas. Chacun se replie sur son parti, ses séides ou ses médias acquis. Autant dire chacun pilote un rafiot en naufrage. Le véritable virus, en somme, c’est le système des trois présidences qui se neutralisent dans un équilibre catastrophique.
Ras-le-bol du citoyen lambda
Livrés à eux-mêmes, les Tunisiens désespèrent. En fait, ils ne croient plus en rien. Ils estiment que s’il y a un virus particulièrement pernicieux, il s’appelle volontiers les trois présidences. Certes, il se trouvera toujours tel ou tel groupe inféodé à telle ou tel courant ou « personnalité ». Toutefois, c’est somme toute exceptionnel dans un paysage marqué du sceau du désenchantement et de la sinistrose. Quant le citoyen lambda désespéré, la crise de légitimité est de mise. Hélas, nos hauts responsables ne le saisissent guère.
Guerres électroniques
Pourtant, c’est un secret de polichinelle. Nos responsables ont constamment l’œil rivé aux réseaux sociaux, Facebook en prime. Pis, ils s’y investissent à n’en plus finir.
Les faux profils et les groupes pilotés incognito ou à distance sont légion. En fait, les trois pôles de la quadrature du cercle sont en cause. Qu’il s’agisse du chef du gouvernement Hichem Mechichi, du président de la République, Kaies Saied ou du président du Parlement et d’Ennahdha, Rachel Ghannouchi, c’est du pareil au même. Le petit projet personnel importe plus que le grand dessein national. Pire, ils semblent n’avoir une idée que de la réalité virtuelle. Eux aussi sont intoxiqués par les réseaux sociaux et les sondages les plus fantasques ou concoctés par des personnages véreux sur mesure.
Comme le disait Pierre Bourdieu : « Une des propriétés des sondages consiste à poser aux gens des problèmes qu’ils ne se posent pas, à faire glisser des réponses à des problèmes qu’ils n’ont pas posés, donc à imposer des réponses. » (cours au Collège de France, 1990). Une manière de s’auto-intoxiquer en somme.
La crise sanitaire du Covid 19 en rajoute au marasme ressenti. Tous les pays du monde, ou presque, se vaccinent. Chez nous, les promesses de vaccination imminente se succèdent. En vain. C’est un échec collectif et patent. Là aussi, on tourne le dos aux véritables préoccupations citoyennes. Les déclarations à l’emporte-pièce ne sauraient pallier aux souffrances et aux douleurs.
Recherche sages désespérément
Jusqu’ici, on cherche des sages, des médiateurs. Désespérément. En effet, tous les observateurs en conviennent. La situation actuelle ne saurait perdurer. Il y a de gros risques et périls. A bien y voir, c’est l’une des plus graves crises de la Tunisie moderne. Mais nos hauts responsables s’en soucient comme d’une guigne.
Le pays réel ? Le pays profond ? C’est le dernier de leurs soucis. Tant qu’ils occupent les devants de la scène et qu’ils profitent des dignités et privilèges !
Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce qu’une nouvelle explosion sociale emporte le tout ? Wait and see.
S.B.F